Les mouvements de gauche laissent les sans-abri aux ONG, les exclus aux extrémistes et les chômeurs à leur drame, par peur d'être taxés de populisme. La gauche est en déperdition, jamais reflux du mouvement ouvrier n'a été si profond, si dramatique. Les organisations traditionnelles implosent ou passent de l'autre côté au nom de la rationalité, du réalisme. C'est officiel, ce sont nos chefs qui l'attestent, nos rêves n'étaient qu'utopie, notre idéal : l'expression de notre naïveté et nos combats, une absurdité. Et pourtant… Et pourtant, la gauche n'est que l'expression d'une aspiration humaine qui a marqué l'histoire, de Spartacus au Darfour, l'exigence de justice, d'égalité exalte les humains, les améliore. Les hommes et les femmes de gauche ne voulaient pas autre chose qu'une vie meilleure pour tous, une société plus tolérante et un avenir moins stressant. Accepter le marché, comme règle de fonctionnement économique, ne peut signifier l'acceptation de toutes ses conséquences. Or, aujourd'hui au Maroc comme ailleurs, les hommes et les femmes de gauche ne savent plus où ils habitent, ont peur de montrer leur sensibilité, parce que les chefs ont failli et décrété leur «rationalité» raison suprême. La pire des renonciations est celle des idées, la gauche troque les siennes contre des bulles lancées par un microcosme hyper-médiatisé, mais invertebré, sans consistance réelle et ahistorique. Les mouvements de gauche laissent les sans-abri aux ONG, les exclus aux extrémistes et les chômeurs à leur drame, par peur d'être taxés de populisme. Les ministres de gauche rivalisent de cynisme comptable, adoptent sans brancher le vocabulaire ambiant, c'est-à-dire celui des golden boys arrogants et jouissants du triomphe de l'argent roi. Les forts en thème nous enseignent que la gauche n'a plus de discours, n'a plus de projet. Elle est donc une simple curiosité appelée à disparaître. C'est peut-être vrai pour les appareils domestiques, et ce n'est même pas sûr. C'est sûrement vrai pour certains programmes. Cela pourrait être vrai si la gauche n'était qu'une mouvance politique. Cela est faux parce que la gauche est d'abord une espérance et que cette espérance transcende les étapes historiques et fonde l'action humaine en vue de la société fraternelle. Cela est faux, parce que l'injustice sociale demeure, les libertés individuelles et collectives sont précaires, le danger de l'uniformisation guette le monde et que le réflexe identitaire est une réponse encore plus apocalyptique que le danger qu'elle combat. Etre de gauche aujourd'hui, en attendant de rebâtir un projet, c'est garder sa capacité de révolte intacte contre toutes les injustices du néo-libéralisme triomphant. Le lettre de Guy Moquet, instrumentalisée de manière atroce par Sarkozy, nous renseigne sur une chose : l'exaltation que procure le désir d'une vie meilleure pour tous. Qui veut mourir pour un maroquin de plus. L'être humain est grandi par cette générosité élevée au rang de religion, il est anobli par le refus de l'inégalité comme fatalité. La rationalité économique est une machine à broyer les espérances, à assassiner les rêves et à avilir l'humain. La gauche au Maroc, aujourd'hui, est appelée à reexprimer avec force cette sensibilité. La modernité n'est viable que si elle profite à tous, la nation n'existe que si elle se donne les moyens de sa cohésion en développant une solidarité réelle. Cette gauche-là n'a rien à faire dans des exécutifs pour qui la solidarité relève de la charité, le sort de millions de gens est lié à des chiffres. Parce qu'elle a opté pour la normalisation, la gauche dépérit. Ce n'est qu'en réaffirmant sa fibre qu'elle peut renaître. Sinon d'autres forces exprimeront l'aspiration humaine à l'égalité, seule véritable barrière à la barbarie, à la bête immonde qui s'est réveillée.