La réponse d'Israël aux attaques du Hezbollah est disproportionnée. D'une part, elle a fait des centaines de victimes civiles, d'autre part elle a produit l'effet contraire au but recherché. Pour les analystes israéliens, la raison de l'intervention de Tsahal au Liban a été l'enlèvement par le Hezbollah de deux soldats à la frontière israélo-libanaise, une capture s'ajoutant à celle, le 25 juin dernier, par les hommes du Hamas, à Gaza du caporal Gilad Shalit. C'est pour obtenir leur libération que le gouvernement d'Ehoud Olmert mène, depuis plus de dix jours, une vaste offensive terrestre, maritime et aérienne, visant aussi bien les installations du Hezbollah au sud du pays que ses bases à Beyrouth ou dans la plaine de la Bekaa, voisine de la Syrie. L'aviation israélienne, afin « d'empêcher les troupes du Hezbollah de se déplacer », a bombardé les infrastructures routières menant et sortant des grandes villes du pays des Cèdres. En réponse, l'artillerie du Hezbollah a tiré obus, fusées et missiles sur le nord d'Israël, frappant non seulement les localités de Safed, Tibériade, Nazareth et Nahariya mais aussi Haïfa, la grande métropole portuaire et industrielle du pays, distante de plus de 70 kms de la frontière. Le bilan de ces bombardements est particulièrement élevé. Ils ont durement frappé les populations civiles, victimes des raids aériens israéliens, mais aussi des officiers de l'armée libanaise dont les casernes et les bases ont été prises pour cibles et confondues avec les bâtiments occupés par la milice chiite. Contrairement à ce que l'on avait pu croire, ni les services de renseignements ni l'état-major israéliens ne connaissent réellement l'emplacement des positions et des stocks d'armes et de fusées du Hezbollah dont l'essentiel se trouve dans des tunnels aménagés dans les collines jouxtant la frontière israélienne. Pourquoi, dès lors, avoir aussi durement frappé les grandes villes d'un pays et ses habitants qui, dans leur immense majorité, n'entretiennent aucun rapport avec le Hezbollah et ses cadres, libanais, syriens ou iraniens ? Pour répondre à cette question, et comprendre les racines de la situation actuelle, il est indispensable d'analyser la genèse et l'évolution du Hezbollah, devenu un élément central de l'échiquier politique libanais. Jusqu'au milieu des années 70, celui-ci reproduisait le modèle hérité du Mandat français, à savoir l'hégémonie de la majorité chrétienne, essentiellement maronite, qui avait concédé quelques miettes du pouvoir aux Musulmans sunnites avec lesquels elle vivait en relative harmonie. Ce subtil équilibre confessionnel fut perturbé par les bouleversements démographiques connus par le Liban. De majoritaires, les Chrétiens devinrent minoritaires, devancés par les Sunnites. Des Sunnites qui, s'ils réclamaient une plus large part de la gestion des affaires publiques, considéraient leurs «coreligionnaires» chiites comme des citoyens de seconde zone, tenus à l'écart du miracle économique libanais et des centres du pouvoir. Jusqu'à l'invasion, à l'été 1982, du Liban par les Israéliens, les Chiites étaient confinés dans le sud du pays, transformé par l'OLP en « fatahland». Constituant un tiers de la population, ils tardèrent à se doter d'institutions représentatives. C'est à cette époque que naquit dans un premier temps le mouvement Amal, de Nabil Berri, vite supplanté par le Hezbollah, financé et armé par l'Iran qui voyait en lui un moyen d'exporter au Proche-Orient l'idéologie de la révolution khomeinyste. Très rapidement, le Hezbollah se structura sur le modèle adopté avant lui par les Frères musulmans égyptiens et syriens et le Hamas palestinien : l'encadrement social et politique des populations civiles par une milice armée obéissant à un chef charismatique et se substituant à l'État défaillant. C'est dans ce contexte que le Hezbollah parvint à s'ériger en État dans l'État tant au sud Liban que dans les quartiers défavorisés de la capitale libanaise. Remplaçant les services gouvernementaux défaillants durant l'atroce guerre civile libanaise, il devint la seule autorité reconnue par près de 250.000 Libanais, liés à lui par des réseaux étroits de clientélisme. Le Hezbollah est, par exemple, le deuxième employeur du Liban, après l'État, et les populations qu'il contrôle dépendent étroitement de lui et de ses institutions pour leur vie quotidienne. Revendiquant d'audacieuses actions terroristes contre Israël, le Hezbollah n'épargna pas non plus les Français et les Américains qui s'étaient déployés à Beyrouth en 1982. Leurs quartiers généraux furent visés en octobre 1983 par des attentats qui firent plusieurs dizaines de victimes et qui frappèrent durablement l'opinion publique internationale. Le Hezbollah fut la première organisation extrémiste à ériger les «attentats suicide» au rang «d'arme suprême». Le Hamas et Al Qaïda, en la matière, n'ont fait que l'imiter. La grande habileté du Hezbollah fut de s'attribuer la paternité du retrait israélien du bourbier libanais décidé par Ehoud Barak en 2000 après 18 longues années d'occupation. Non content d'inscrire ce succès à «son actif», le Hezbollah de Cheikh Hassan Nasrallah annonça son intention de «poursuivre la lutte contre l'occupant», en revendiquant les fermes de Chebaa, une enclave que les Israéliens considéraient comme faisant partie du territoire syrien, et en affirmant sa solidarité, «au nom des principes islamiques», avec les Palestiniens dont le leader religieux chiite se voulait «le parrain». Alors que les autres factions et partis politiques libanais, y compris Amal, déposaient les armes pour bâtir un nouveau Liban, le Hezbollah, appuyé par la Syrie, refusa de dissoudre ses milices. Cela ne l'empêcha pas de se présenter aux élections et d'obtenir de la sorte 15 députés au Parlement ainsi que deux portefeuilles dans le gouvernement présidé d'abord par Rafic Hariri, puis par Fouad Siniora. En dépit du retrait des troupes syriennes et de l'adoption par le Conseil de sécurité de l'ONU de la résolution 1559 demandant «le désarmement, sans exception de toutes les milices», le gouvernement libanais n'a jamais cherché à imposer son autorité sur le sud Liban et à y déployer son armée. Il a, de la sorte, garanti au Hezbollah une autonomie totale dans les régions situées à la frontière avec Israël. Le Hezbollah a largement profité de cette situation pour renforcer son implantation non seulement au sud Liban mais aussi dans les quartiers pauvres de Beyrouth. Il dispose de 5.000 hommes, bien armés et entraînés par des officiers syriens, et de 35.000 réservistes prêts à sacrifier leur vie pour la «cause». Le fait que le Hezbollah soit un État dans l'État est l'un des facteurs principaux de déstabilisation du pays et de la région, un facteur dont nul ne s'est véritablement soucié. Les pays occidentaux, par exemple, Français et Américains en tête, se sont satisfaits du retrait, soigneusement médiatisé, des troupes syriennes. Ils ne se sont pas inquiétés de la question du désarmement effectif de milices devenues le bras armé de la Syrie et de l'Iran dans la région. Lors de la dernière réunion, le 15 juillet, de la Ligue arabe, un groupe d'Etats, conduits par l'Arabie Saoudite et l'Égypte et auquel s'est joint le Maroc, a réclamé la dissolution des milices du Hezbollah et l'intégration de leurs membres dans les rangs de l'armée régulière libanaise. C'est d'ailleurs dans la restauration de la souveraineté pleine et entière de l'État libanais que d'autres pays musulmans, la Russie et l'ONU, voient une solution à la crise. C'est le point de vue défendu aussi par Martin Kremer, chercheur à l'Institut Washington de politique moyen-orientale et ancien directeur de l'Institut Moshé Dayan de l'Université de Tel-Aviv. Pour lui, «Israël doit profiter de cette occasion pour faire de cheikh Hassan Nasrallah une ombre, une sorte d'autre Ben Laden envoyant ses messages de quelque grotte secrète». À ses yeux, «l'idée d'un Liban souverain est incompatible avec l'octroi d'une extra-territorialité de fait à une milice». Il omet de rappeler que la conquête de cette extra-territorialité par le Hezbollah fut facilitée par la présence de 20.000 soldats syriens au Liban, assistés « d'agents spéciaux » aux ordres de Damas. Il faudra encore de longues années pour que les séquelles de cette présence militaire cessent de peser sur les comportements de la société libanaise. A présent, selon Martin Kremer, le «Hezbollah a révélé sa véritable nature». Seule une réaction de la masse chiite libanaise, renonçant à la seule défense de ses intérêts spécifiques pour renouer avec un patriotisme authentique, permettrait de mettre en œuvre une nouvelle «révolution des cèdres» qui se traduirait par l'éradication du Hezbollah et de sa force de nuisance. Certains, y compris au sein de la classe politique libanaise, ont pensé que l'intervention israélienne produirait ce résultat. L'aviation israélienne a fait trop de victimes civiles innocentes et trop de destructions pour qu'Israël apparaisse comme un interlocuteur crédible ou un allié indirect. D'ailleurs, ces frappes ont eu l'effet contraire à celui recherché et ont provoqué un phénomène d'identification de l'opinion publique libanaise au Hezbollah.