Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois viennent de publier, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous en publions les bonnes feuilles, chapitre par chapitre. L'ambassadeur rend visite à Tourabi Khartoum, 12 juillet 2000 La scène se déroule à Machia, l'un des quartiers de Khartoum, la capitale du Soudan. Les frontières de la guerre contre les croisés, dixit Ben Laden, sont, en effet, floues. Elles englobent toute la planète. L'homme qui s'avance s'appelle Dominique Renaux. Nommé ambassadeur de France à Khartoum le 1er février 2000, ce diplomate est aux aguets. Il scrute les coins des rues, mais ne décèle pas de présence policière particulière. Renaux connaît bien les arcanes de la politique internationale. Passé par Doha, Tunis et Ottawa, il a été ensuite, pendant quatre ans, le directeur adjoint des relations internationales du groupe pétrolier Elf, puis en charge des exportations sensibles au Quai d'Orsay. Arrivé au soudan, Dominique Renaux prend contact avec les personnalités locales. Ce 12 juillet 2000, il rend visite à Hassan el-Tourabi. En 1989, ce chef islamiste s'était allié avec un général pour prendre le pouvoir par la force. Après le putsch, Tourabi fut l'éminence grise d'un régime radical, qui prônait la lapidation des femmes et déclarait le djihad contre les chrétiens et les animistes du sud du pays. Toujours vêtu d'une djellaba et d'un turban blancs, le leader islamiste fut dans le collimateur des États-Unis après le premier attentat contre le World Trade Center, en février 1993. Égyptien, l'auteur venait du Soudan. Puis les autorités de Khartoum offrirent le gîte et le couvert à un certain Ben Laden. Le pays considéré comme une «base du terrorisme» fut alors mis au ban de la communauté internationale. C'est dire le caractère sensible de la rencontre. L'entretien à bâtons rompus va durer deux heures. Le compte-rendu qu'en fait Dominique Renaux évoque plus une discussion de salon qu'une visite officielle : «M.Tourabi, soixante-dix ans, m'a paru en bonne forme physique. L'homme est grand, mince, vif, souriant, charmeur 1.» Le diplomate est tombé sous le charme. Il relate que les «manières calmes et posées» de Tourabi «contrastent avec l'image d'idéologue obstiné volontiers répandue». Mis à l'écart deux mois plus tôt par le général avec qui il avait pris le pouvoir, le cheikh Tourabi défend dorénavant un projet de «démocratie musulmane». L'«ayatollah des terroristes islamistes» a perdu de son pouvoir, mais pas de sa superbe. Lui qui a obtenu un doctorat de l'université de la Sorbonne en 1964 et parle bien français veut désormais offrir le visage d'un humaniste musulman. Il affirme à Renaux qu'il n'aime «ni les militaires, ni les nationalistes arabes», «ni les frontières, les passeports, les visas». L'ancien gourou de l'islamisme «conçoit le Soudan comme une simple partie, largement ouverte à l'immigration, de la communauté musulmane (oumma)». L'ambassadeur de France conclut : «M. Tourabi paraît tenté de se présenter comme un recours, sans s'interroger sur le bilan que les Soudanais tirent eux-mêmes des dix années où il a été directement associé au pouvoir.» Un bilan violent. La France lui en tient-elle rigueur? La France n'est pas ingrate. Ses autorités gardent en mémoire un éminent service rendu par le régime de Khartoum. Ce souvenir ému remonte à 1994. À l'époque, Ben LAden vit au Soudan. Mais il n'intéresse guère les services de renseignement français. Le petit monde du secret traque un autre individu : Illitch Ralirez, alias Carlos. La DST veut mettre la main sur lui depuis que, le 27 juin 1975, il a tué deux policiers du service, à Paris. L'année d'avant, il aurait jeté une grenades au drugstore de Saint-Germain-des-Près (ce que sa défense conteste). En 1982 et en 1983, ce mercenaire du terrorisme est également soupçonné d'avoir commis plusieurs attentats en France. Débuts1994, Philippe Rondot, chargé de la lutte antiterroriste auprès du ministre de la Défense, apprend que Carlos pourrait se trouver à Khartoum. Paris négocie l'aide de ses homologues soudanais. Pendant ce temps, les agents secrets tentent de localiser le terroriste. Ils parviennent à le filocher des passants d'une rue. La photo a fait le tour du monde : un homme en veste et débardeur, portant une petite moustache et ses lunettes accrochées autour du cou, descend le trottoir entre deux voitures, tête baissée. Ce petit homme a l'air insouciant. Le 14 août 1994, il se laisse faire lorsq'un anesthésiste l'endort, avant l'opération d'un testicule. Carlos ignore qu'il est tombé dans un piège. Il se réveille dans un avion de la République. Il a perdu. Merci, monsieur Tourabi. Charles Pasqua se frotte les mains au cours d'une conférence de presse, le ministre de l'Intérieur vante les mérites de la police. Pasqua est étonnamment allusif : «À plusieurs reprises, nous avons eu l'espoir que Carlos nous serait remis. À plusieurs reprises, nos espoirs ont été déçus.» De son côté, le régime islamiste est surtout soucieux de se dédouaner d'avoir offert le gîte à l'homme alors le plus recherché de la planète. Les diplomates en poste à Khartoum notent la volonté soudanaise de s'affranchir de l'image de suppôts du terrorisme. Les autorités locales certifient que «la présense de Carlos au Soudan était une pièce du complot d'une puissance étrangère (comprendre une nouvelle et obsessionnelle allusion à l'Egypte) visant à compremettre le régime de Khartoum 2». Ni Paris ni Khartoum ne semblent avoir envie de raconter les coulisses de ce que les avocats de Carlos qualifient d' «enlèvement». Il faut passer par Nairobi, au Kenya, pour avoir une lecture moins idyllique de cette opération miraculeuse. Elle émane des rebelles chrétiens et animistes du Sud-Soudan, dirigés par John Garang, qui «regrette que la France ait fourni une aide militaire au régime de Khartoum en échange de l'extradition du terroriste». En clair, de gros canons contre un gros poisson : «Il a été sacrifié pour obtenir des avantages immédiats, mais Khartoum continue d'être un des centres nerveux du terrorisme moderne.» Non contente d'avoir vendu son âme, la France aurait pactisé avec un État terroriste islamiste. Info? Intox? Les rebelles soudanais apportent des précisions : «Les satellites français ont pris des photographies aériennes (…). Ces images ont ensuite été livrées à Khartoum.» Clichés qui auraient permis de bombarder les positions des rebelles. Un diplomate français en poste à Nairobi relativise la portée de ces incriminations : «On peut s'interroger sur leur capacité à en vérifier l'exactitude 3.» Il n'empêche. Il y a des coïncidences qui dérangent. Le 29 septembre 1994, soit un peu plus d'un mois après l'arrestation de Carlos, une sociéé française, dirigée par un ancien officier de l'armée de l'air, signe un contrat avec une société soudanaise installée à Khartoum. Objet du contrat d'un montant de 3 millions de dollars : la fourniture d'un système de surveillance fondé sur le robot aérien Suave. Officiellement la société française vend du matériel civil. En fait, le robot Suave est un appareil dérivé du drone Marula, un petit avion sans pilote capable de transporter une charge explosive, un bijou technologique très performant. Le 31 janvier 1996, les Douanes font une descente dans les locaux de la société. Une partie de la commande a déjà été livrée au Soudan. Le reste attend d'être exporté. S'agissant de matériel militaire, il faut une autorisation de la Direction générale de l'armement. En l'occurrence, elle n'a pas été délivrée. En outre, le Soudan est alors frappé d'un embargo militaire, en raison du conflit l'opposant aux rebelles du Sud. En août 2002, une expertise réalisée par la Direction générale de l'armement confirme que ces drones constituent un «système de détection, de localisation et d'identification à usage militaire». Un coup de pouce de la France après l'échange de Carlos? L'entourage de Charles Pasqua a toujours qualifié cette hypothèse de «mauvais roman». Pendant ce temps, Carlos rumine au fond de sa cellule. Ironie de l'histoire, il finit par idolâtrer Ben Laden. En 2003, l'ancien mercenaire publie une livre 4 dans lequel il cite l'exemple du «lumineux» chef d'Al Qaïda, passé comme lui par le Soudan. Les attentats du World Trade Center et du Pentagone sont présentés comme «un haut fait d'armes». Le Vénézuélien raconte s'être converti une première fois en 1976 dans un camp d'entraînement de terroristes palestiniens au Yémen. Mais sa vie n'en aurait pas été changée. La foi en Allah l'a en fait atteint plus tard, lors d'une rencontre «avec un mollah iranien, Abou Akram, proche des moudjahidine du peuple d'Iran». En 2001, le détenu épouse son avocate, Isabelle Coutant-Peyre, selon les principes de la charia, la loi islamique. Pour lui, la révolution passe désormais par l'Islam. Quant à el-Tourabi, il attend son heure. Au printemps 2004, lors de la visite de Dominique de Villepin à Khartoum, le dignitaire déchu est invité à la réception à la résidence de l'ambassadeur de France. Dans sa tenue blanche, il ne passe pas inaperçu, d'autant que le ministre français parle de longues minutes avec lui, le maître à penser de Ben Laden. 1- «Entretien avec Hassan el-Tourabi», télégramme diplomatique, ambassade de France à Khartoum, 13 juillet 2000. 2- «Arrestation de Carlos», télégramme diplomatique, ambassade de France à Khartoum, 15 août 1994. 3- «Objet : communiqué des rebelles du Sud-Soudan», télégramme diplomatiqque, ambassade de France à Nairobi, 22 août 1994. 4- Carlos, L'Islam révolutionnaire, éditions du Rocher, 2003.