Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Les islamistes d'abord ! Les pieds-noirs apprendront à leur tour à ne pas croire au Père Noël ! « Moi qui le connais depuis quarante ans, je peux dire que chez lui ce n'est pas du calcul, affirme Chérif Belkacem. Le calcul, en politique, c'est plus sérieux. Chez Bouteflika, c'est une question d'ego. Pour son intérêt personnel, il est capable de dire une chose et son contraire. Si aujourd'hui il sait qu'il peut être applaudi en disant “noir” il dira “noir” ; s'il sait qu'il sera applaudi en disant “blanc” il dira “blanc”. Il va terminer comme ça.» Quelques jours à peine après le référendum sur la concorde civile, l'éditorialiste français Jean Daniel, rompant avec l'envoûtement général, avertissait : « On va très vite voir ce que Bouteflika va faire de la paix. Pour la société algérienne plus que pour les autres sociétés, il y a un test, c'est le statut de la femme. Car c'est sur cette question que les intégristes de toutes les religions sont les plus violents et c'est sur cette question que les hommes politiques algériens les plus progressistes ont été les plus lâches. Aux premières mesures consacrant l'émancipation de la femme algérienne, on pourra décider du prix de cette concorde à laquelle les Algériens ne se seront ralliés que pour pouvoir encore rester vivants - comme citoyens et comme nation.» L'analyste avait raison de douter de la capacité de Bouteflika à ne pas être « lâche » sur la question de la femme. Comme d'habitude, le prophète-président, conscient d'avoir à concilier son image de moderniste avec l'indispensable soutien des islamistes, commença par de spectaculaires bravades qui séduisirent la gent féminine sans heurter les intégristes. « Tout ce qui est en mon pouvoir de faire je le ferai, répond-il sur France 2 à une question concernant l'abrogation du Code de la famille. Je ne heurterai jamais, jamais, jamais, un verset coranique ; par contre, j'ai la conviction profonde que le problème n'est pas au niveau de la foi ou des versets coraniques ; le problème est au niveau de la calcification de certains esprits et principalement d'une population algérienne qui n'a pas compris que les 52 % de la population ce sont des femmes. C'est une démarche pédagogique qui demandera un peu de temps, mais je la ferai. C'est un pari qui ne me fait pas peur. De toutes les façons je n'aurai pas peur, 52 % c'est déjà une majorité pour gouverner un pays. » Le 8 mars 2002, il prononce un discours à l'occasion de la Journée de la femme qui reste une véritable douche froide pour les Algériennes: le président avait choisi de ne pas mécontenter les islamistes. « Des évolutions sont nécessaires (mais) chez nous, en raison de l'attachement profond de notre peuple, hommes et femmes confondus, à l'Islam, elles doivent nécessairement prendre place dans le cadre de cette éthique… En tout état de cause, il nous faut tous nous persuader que, pour ce domaine qui touche à la vie et aux rapports intimes des personnes, la norme, si elle ne reposait pas sur un consensus significatif au sein du corps social, risquerait, au mieux, de rester largement lettre morte, au pire de saper gravement la cohésion nationale et de ressusciter les démons de l'obscurantisme. » Au final, Bouteflika aura tout concédé aux islamistes, ne réalisant aucune des promesses du prophète : le statut de la femme est resté inchangé alors que le Maroc voisin, sous l'impulsion d'un jeune Roi, a révolutionné le sien et libéré la femme marocaine ; l'école est demeurée fermée aux courants modernes du savoir. Il a choisi la méthode qui a prévalu depuis 1962, celle de ménager les forces qui pourraient menacer son pouvoir. Il refuse de trancher. Trancher c'est accepter de perdre quelques soutiens, c'est accepter de ne pas plaire à une partie de la société. Après 57 mois de règne, la performance du « président-rassembleur» est saisissante : le pays est coupé de la Kabylie entrée en dissidence ; le FLN, parti majoritaire, est scindé en deux courants ; les parlementaires d'un même parti sont divisés en deux tendances opposées ; le RCD qui a eu la maladresse de s'y frotter en est ressorti découpé en trois quartiers ; les magistrats viennent d'être séparés en deux fractions rivales ; le corps des walis est fractionné entre «dociles» et «indociles» ; les aârouch éclatent à leur tour en trois fractions… Tour à tour prophète, rassembleur, Père Noël, Bouteflika est resté finalement ce qu'il a toujours été : un diviseur. Il a peur de l'ordre. Il cherche le désordre. Bouteflika fait partie de ces dirigeants inaptes à construire leur autorité sur l'équilibre des forces et qui, pour rester au pouvoir, divisent, fractionnent, séparent. « Bouteflika n'est pas un mégalo comme les autres, c'est un mégalo-peureux, un mégalo-lucide, conscient du danger qui le guette, pas un mégalo ordinaire qui, comme chacun le sait, est censé avoir rompu avec la réalité, conclut Chérif Belkacem qui l'a bien éprouvé. Il plane mais reste très attentif à ce qui peut lui arriver. Alors, quand il se sent menacé, il ne joue plus. Il cesse d'être Line Renaud pour devenir Terminator.» Le rassembleur a échoué. En ce mois de novembre 2003, Enrico Macias et Abassi Madani affichent la même désillusion. « J'ai cru en les promesses de Bouteflika. J'en suis revenu. Je ne ferai plus confiance aux intermédiaires, si puissants soient-ils, pour visiter un jour mon pays natal», laisse tomber, amer, le chanteur pied-noir sur Canal Plus. « Le régime de Bouteflika est un bateau qui coule », enchaîne le chef du Front islamique du salut le surlendemain à partir de Doha. A trois mois de la fin de son règne, le président Bouteflika, réalisant l'implacable mécanique du temps, avoue à un journal sud-coréen souhaiter que les générations futures retiennent de lui qu'il fut « un homme de paix ». Nul n'est, décidément, prophète dans son pays. Tant pis pour le prix Nobel ! A l'heure où s'imprime ce livre, le 15 janvier 2004, Abdelaziz Bouteflika, privé du soutien de l'Armée et des principales forces politiques du pays,n'a toujours pas annoncé son intention de postuler pour un second mandat. L'homme tient en haleine une Algérie désillusionnée et que rien, désormais, ne peut plus émouvoir. Bouteflika l'aura déniaisée. Délurée. Fatiguée. Au sortir du premier règne de Bouteflika, cette terre se découvre avertie des choses de la politique comme jamais elle n'a l'a été auparavant. Elle a su, avec ce président, à quel point la politique pouvait être très sale et les hommes très lâches ; elle a vérifié que la rouerie peut parfois l'emporter sur le patriotisme et que les Algériens sont, décidément, impuissants devant l'imposture. Bouteflika laisse une patrie lasse. L'Algérie regarde sans réagir le président-candidat racoler les électeurs avec l'argent du contribuable; elle assiste à d'infects jeux de cour où se mêlent l'intrigue, l'abus de pouvoir, l'hypocrisie et la crapulerie ; elle découvre un monde de connivences. L'Algérie se regarde défaillir. C'est cette terre assommée par tant d'outrages que Bouteflika s'apprête à conquérir une seconde fois pour sans doute ne jamais plus la lâcher. S'il parvenait à la soumettre de nouveau à son désir, il la régenterait en dominateur absolu, ayant réussi à s'emparer d'une nation envers et contre ses enfants, contre son Armée et contre ce qui nous restait de dignité. Boutefika aura alors triomphé d'une nation comme il y a vécu : avec roublardise. Il l'aura soigneusement divisée durant le premier mandat afin de pouvoir la déguster, morceau par morceau, durant le second. Y parviendra-t-il ? Ce serait bien la première fois qu'une terre de bravoure plierait devant l'imposture.