Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Comment un homme qui pense avoir été à l'origine de l'abolition de l'apartheid pourrait-il n'être pas prophète dans son propre pays ? « Il a essayé d'octroyer à son seul mérite le recul du terrorisme, alors qu'il était absent du pays durant les dix ans de lutte antiterroriste, note Rahabi. “S'il y a une paix c'est grâce à moi”, suggérait-il à l'opinion. C'est pour cela que la paix met du temps à revenir, n'étant pas l'accomplissement d'un peuple mais d'un homme. » Bouteflika a commencé par simplifier le problème afin de vite le résoudre : la contradiction principale avec l'islamisme est réduite à un problème d'approche sémantique, d'opinion en quelque sorte, exonérant l'islamisme de sa velléité originelle : « Les Algériens, toutes obédiences confondues, ont fini par comprendre qu'ils n'ont pas de patrie de rechange et que, surtout, ils doivent s'accepter avec leurs différences, toujours dans le cadre du respect des lois de la République. Les islamistes eux-mêmes, et pas des moindres, ont fini par le comprendre. C'est tout à leur honneur. Et la nation leur saura gré d'avoir décidé d'épargner au pays de nouvelles épreuves. » C'est à partir d'une appréciation aussi conviviale de l'adversité islamiste qu'est née l'idée chimérique de la Concorde civile. Le terrorisme islamiste cessait d'avoir des objectifs politiques pour n'être plus qu'acte ordinaire de banditisme soluble dans la mansuétude : «Cette tragédie qui aura bientôt duré une décennie a sécrété une forme de délinquance dans le pays où vraiment les égorgeurs d'enfants et de femmes n'ont absolument rien à voir avec les partis islamistes ou les intégristes. C'est vraiment des bandits de grands chemins. » Le journaliste s'étonne: «Vous les appelez comme des bandits ? » La réponse est directe : «Absolument!» Une certaine paresse intellectuelle conduit Bouteflika à comparer le terrorisme islamiste au gangstérisme de Mesrine ou de Manhattan et à le réduire aux bas sentiments de l'homme : «La violence, c'est la violence. Chez n'importe quel peuple, elle porte à leur paroxysme les instincts de sauvagerie et de barbarie qui sommeillent en l'homme.» Amadouer le «barbare» et le «sauvage» ? Rien de plus simple. Ne pas le désespérer, ne pas le condamner et faire de sa cause la nôtre. «Si j'avais leur âge, je serais monté comme eux au maquis», lance-t-il aux ministres médusés, le 29 juin 1999, lors du premier Conseil des ministres. Le président Bouteflika, avec la vanité du faux prophète et la suffisance du faux intellectuel, pensait avoir réussi par la ruse et la flatterie ce que d'autres n'ont pu obtenir par le fusil : l'allégeance des islamistes. Le prix Nobel n'était plus très loin. La première désillusion du prophète porte une date : le 13 janvier 2000. Bouteflika espérait faire de ce jour ultimatum adressé aux terroristes apprivoisés la preuve que la guerre pouvait avoir une fin. Les islamistes étaient censés avoir tous déposé les armes avant ce jour et, dans son infinie arrogance, le président était tellement convaincu du fait qu'il avait multiplié les menaces bravaches destinées à rehausser son autorité : « Nous avons fixé une date. Il faut bien fixer une date, on ne peut pas comme cela rester dans l'attente indéfinie de la bénédiction céleste, laisser les choses à vau-l'eau. Et, par voie de conséquence, après le 13 janvier, je voudrais dire à travers vous aussi bien à Amnesty International, qu'aux organisations des droits de l'Homme, qu'à Human Rights Watch, qu'à toutes les capitales qui veulent de temps en temps donner des leçons de droits de l'Homme, je voudrais leur dire que la République algérienne démocratique et populaire utilisera tous les moyens, je dis bien tous les moyens, à l'exclusion d'aucun que me donnent la Constitution et les lois de la République, pour éradiquer les fauteurs de troubles et ceux qui dérangent la vie paisible des citoyens dans leur vie quotidienne ou menacent leurs biens ou menacent la paix sociale. Je crois m'être fait bien comprendre et j'ai beaucoup tenu à répéter cela durant ce voyage. » Hélas, pour le prophète-président, les choses ne se déroulent pas aussi simplement que prévu : les islamistes s'avèrent moins imperméables aux propos de Tartarin et le terrorisme persiste à frapper. Le 13 janvier est passé sans que l'opinion, prise à témoin, ait assisté aux bouleversants déploiements de «moyens que donnent la Constitution et les lois de la République» pour faire la guerre aux persistantes poches d'islamistes armés. Les journalistes étrangers ne se gênent pas de rappeler ses promesses au président qui, subitement, perd de sa superbe pour tenir un tout autre discours : «Eh bien, vous ne vous attendiez tout de même pas à un miracle ! Vous parlez d'ultimatum. D'abord, il n'y a pas d'ultimatum. Il y avait une loi sur la Concorde civile qui avait un commencement et une fin. Bon, la fin c'était le 13 janvier. Je crois pouvoir vous dire qu'une récolte de 6 000 combattants et de 6 000 armes et de 6 000 personnes qui sont déjà rentrées chez elles - je parle des maquisards, je ne parle pas des gens qui étaient dans les prisons et qui ont été libérés - donc, je suppose que ça, ce n'est pas mauvais. Je n'avais jamais pensé qu'au 13 janvier, nous allions entrer dans une ère complètement nouvelle…» Bouteflika renoncera à sa guerre : il amnistiera les « maquisards» récalcitrants et passera le reste de son mandat à pardonner aux assassins intégristes dans le but d'obtenir les faveurs politiques de la mouvance islamiste. Bouteflika ne renoncera pas qu'à sa guerre contre le GIA, mais à toutes les autres promesses du prophète-rassembleur : l'abrogation du statut de la femme, la réforme de l'école et l'accueil des pieds-noirs. Les islamistes ont opposé leur veto sur les trois volontés et engagé une bataille de coulisses qui fera réfléchir le président. Bouteflika va trahir les espoirs qu'il a inconsidérément semés : il va nommer au gouvernement un des meneurs de la contestation islamiste, Abdelaziz Belkhadem, celui qui a empêché le chanteur français Enrico Macias, invité par Bouteflika, de revenir dans son pays natal. «J'ai la certitude que le président me balade le jour où j'apprends la nomination d'Abdelaziz Belkhadem au ministère des Affaires étrangères, avoue Enrico Macias. Cet ex-président de l'Assemblée nationale, celui-là même qui s'est dressé avec le plus d'intransigeance contre notre retour devient ministre des Affaires étrangères ! Là, j'avoue que la nouvelle m'a soufflé ! Un coup de poignard dans le dos! Comment un président qui a eu le courage de nous inviter a-t-il pu installer à un tel poste un homme si rétrograde ? Comment peut-il espérer ouvrir son pays au monde avec un passéiste aussi revanchard que cet Abdelaziz Belkhadem ? Je ne suis pas du genre à tomber dans l'amertume ou la rancune.Mais je me suis senti trahi, blessé et humilié. Parce qu'on a joué avec mon rêve et le rêve d'autres exilés qui espéraient ce retour comme la fin d'un tabou et une libération. J'ai soudain le sentiment d'avoir servi à mon insu la propagande du nouveau gouvernement d'Alger, d'avoir été manipulé. On a porté atteinte à ma dignité, je ressens un mélange de honte et de colère. Si je devais faire un bilan de cette histoire, je dirais que c'est l'image de l'Algérie qui a été atteinte, pas la mienne.» Le chanteur, s'il suit l'actualité algérienne, a certainement dû se convaincre davantage de la vraie nature du président-rassembleur le jour où Abdelaziz Belkhadem sera désigné par Bouteflika pour créer un FLN, bis qui devrait lui garantir un second mandat refusé par le FLN originel. Entre les rêves du chanteur et ses rêves de président à vie, Bouteflika a choisi.