Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. «Lors du dernier tête-à-tête que j'ai eu avec lui le 6 mai 2003, je lui ai rappelé que c'est lui qui a bloqué les réformes censées libéraliser l'économie, libérer l'école, renforcer l'indépendance de la justice, se souvient son ancien Chef de gouvernement Ali Benflis. Il ne croit pas à ces réformes et il me l'a avoué : “La justice doit être au service du pouvoir.” C'est pourquoi, et je le lui ai rappelé, il a bloqué la réforme de la justice et le rapport Issad en refusant de signer les deux premiers articles de la réforme : le statut indépendant du magistrat et la création d'un Conseil supérieur de la magistrature indépendant et rattaché à la corporation pas au pouvoir. Ces textes avaient été approuvés en Conseil de gouvernement, mais il les a bloqués à son niveau. Il m'a dit : “Ils croient que je vais signer cela, me dessaisir de l'appareil judiciaire ?” Il a trompé son monde et, en tête, les juristes qui le prenaient vraiment pour un partisan de l'indépendance de la justice.» Parmi ces partisans leurrés, l'avocat Mohand Issad, l'homme qui a fiévreusement dirigé la Commission de réforme de la justice installée pompeusement par le président Bouteflika et superbement méprisée par ce même Bouteflika. Trois ans après, il en retient un constat amer : «La Commission que j'ai présidée a fait son travail. Maintenant, il faut croire qu'il y a des obstacles d'ordres technique et politique à la mise en œuvre de cette réforme de la justice. Je remarque qu'il en est de même pour l'Ecole et l'Etat. Donc, apparemment, c'est tout le pays qui a besoin d'une réforme. » Bouteflika savait ce qu'il faisait. «Contrôler la machine» de la justice lui sera d'un précieux secours quand il lui faudra museler la presse libre et, surtout, casser le FLN qui refusait d'en plébisciter la candidature pour les présidentielles de 2004. Des juges aux ordres siégeront de nuit, en octobre 2003, pour interdire le congrès de l'ancien parti unique, tandis que d'autres entreprendront d'interdire au FLN toute activité. Les magistrats qui tiendront tête seront limogés. « Bouteflika considère le multipartisme comme un déséquilibre voulu par les ennemis de l'Etat, atteste Ali Benflis. Il considère Octobre 1988 comme un complot contre l'Etat qui a abouti, selon lui, à amputer l'Etat de ses prérogatives. Il considère la création du poste de Premier ministre comme une atteinte à la fonction présidentielle. Il ne croit ni à la liberté de la presse, ni à la liberté d'entreprise, ni à la liberté d'expression. Son objectif central est de rétablir l'Etat dans sa fonction autocratique. Réduire le multipartisme avant de l'éliminer. Tout le reste n'est que façade. » L'historien français Benjamin Stora partage le même avis: «Abdelaziz Bouteflika est un homme qui a du mal à accepter le pluralisme et la diversité politique». Abdelaziz Bouteflika soumettra pendant cinq ans l'Algérie à ses lubies messianiques. Les institutions méprisées, l'expression et le pouvoir monopolisés, l'Algérie immobile regardait évoluer son prophète. Le pays tétanisé n'a conduit aucun grand projet de sortie de crise. «Son unique projet, c'est lui-même, observe Chérif Belkacem. Quand il est venu, il n'a pas dit : “Voici mon projet économique, politique ou social.” Il a dit : “Je suis le rassembleur.” C'est tout. Il est le sabre et nous devons tourner autour de lui. D'où sa formule “Faire cohabiter la jupe de Khalida Messaoudi et le kamis d'Abassi Madani”. Il est comme ça… Tout est faire-valoir pour sa propre personne. » Le « Messie » promet le pain et la paix. Les Algériens ne voient rien venir, mais lui voit pour eux : «Cela fait à peine une centaine de jours que je suis au pouvoir. J'ai eu à faire sortir l'Algérie de l'isolement international dans lequel maintes attitudes inamicales de l'extérieur, mais hélas aussi d'une certaine opposition à l'intérieur, l'ont enfermée. J'ai eu enfin à mettre en œuvre la promesse faite aux Algériens d'œuvrer résolument au rétablissement de la Concorde civile.» Le même jour, il maltraite l'humilité devant la presse italienne qu'il invite à « mesurer objectivement le chemin parcouru par l'Algérie sur le plan national et sur le plan international depuis le 27 avril 1999», et espagnole devant laquelle il bombe le torse : « J'ai prêté serment le 27 avril, je crois. Jugez par vous-mêmes des transformations internes et externes que connaît l'Algérie. » Le Père Noël Bouteflika est tellement convaincu d'avoir pu transformer en un clin d'œil la guerre en paix, l'infortune en richesse, la désolation en espoir qu'il installe l'Algérien devant les mirages : «Nous sommes en train de prendre des mesures de politiques interne et externe pour redonner toutes ses chances à l'Algérie, à son peuple et, du même coup, redonner l'espoir aux sans-emploi d'aspirer légitimement à un travail, aux sans domicile fixe de réaliser leur rêve de posséder enfin un toit, garantir l'obligation de scolarité, offrir la possibilité même aux plus démunis de se faire soigner, rétablir les équilibres sociaux en faveur de la classe moyenne; bref, aller vers un monde où les uns cessent d'avoir tout et les autres cessent d'être privés de tout pour se contenter d'un désespoir qui est plus terrible que la mort elle-même. » Offrir le bonheur par la cheminée, quel peuple n'en aurait pas rêvé ? Le mythe du prophète, qui survivra quelques mois dans l'esprit collectif, doit énormément à cette capacité oratoire à créer la chimère aux yeux d'un peuple désenchanté. Bouteflika ira jusqu'à ouvrir la hotte et en sortir quelques liasses de billets illusoires : « Et je puis même vous annoncer que, ici et là, nous avons pour quelques milliards de dollars qui attendent d'être négociés. Par voie de conséquence, rassurez-vous, le travail se fait sans fanfare ni trompette, mais il se fait avec beaucoup d'efficacité. » Devant le journaliste britannique qui lui demandait des détails sur ce miracle financier, il se hasardera même à la précision sur la pluie de dollars qui serait tombée des pays du Golfe : « Deux milliards cent millions de dollars ont déjà été signés dans les domaines des télécommunications, de la pharmacie et pour la construction du nouvel aéroport d'Alger, entre autres. » Les milliards, mais aussi le prestige et la dignité retrouvée : après à peine six mois de règne, Abdelaziz Bouteflika jure avoir brisé l'isolement de l'Algérie : «Ce qui est absolument certain, c'est que Turkish Airlines est revenue, Alitalia est revenue. Iberia est en voie de revenir, la Swissair est en voie de revenir, Air France est en voie de revenir. » Les Algériens se réveilleront très vite de l'envoûtement pour réaliser à leurs dépens que le Père Noël n'existait pas et qu'il est toujours déprimant de revenir des chimères. Les milliards de dollars de la hotte étaient ceux promis par Orascom et Al Shorafa, ces milliards dont on saura plus tard qu'ils n'ont existé que dans l'imaginaire du président. Les investisseurs intéressés par le nouvel aéroport d'Alger, eux, ne se sont curieusement jamais manifestés : l'avis d'appel d'offres pour la réalisation du projet sera annulé par le ministre des Transports pour… absence de postulants ! Air France, elle, mettra quatre ans pour ordonner à ses avions de se poser sur le tarmac d'Alger. Quant à la compagnie espagnole Iberia, elle ne retournera jamais en Algérie de même que Swissair qui eut même le loisir de disparaître entre-temps.A trop se vanter d'exploits dont personne ne voyait la couleur, l'effet Bouteflika perdait brusquement de sa solennité : à la télévision qu'il monopolisait, Bouteflika avait commencé par épater les Algériens; il terminera en les amusant.