Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Il refera le même constat impitoyable en Italie, à la conférence de Rimini : « Depuis que je suis arrivé au poste où je suis, je suis arrivé à la conclusion que l'Etat algérien était bien pourri.» Alors il sera sans pitié pour ceux qui l'ont lâché. Au lendemain de son élection, il rendra publique la lettre de félicitations adressée par un de ses plus grands pourfendeurs, Belaïd Abdesselam, son rival de toujours, comme pour démasquer l'homme qui a osé le vilipender dans son livre. Comme si l'humiliation ne suffisait pas, il fera d'Abdesselam son émissaire occasionnel pour l'Afrique, se gargarisant de voir le puissant ministre de Boumediène se satisfaire d'une si basse mission. Il l'achèvera lors d'un meeting à Jijel, tenu en sa présence et où, le désignant, Bouteflika dira de lui : « Voilà quelqu'un avec lequel je ne m'entendais pas, qui m'a critiqué, à qui j'ai vainement envoyé mon frère pour le ramener à la sagesse, mais à qui j'ai tout pardonné. » Belaïd Abdesselam ne s'en relèvera pas. En décembre 2003, il renouvelle son allégeance à Bouteflika. « Mon vote, lors du prochain scrutin présidentiel, reste acquis à Abdelaziz Bouteflika », déclare-t-il publiquement. Abdesselam ira jusqu'à justifier les passages de son livre où il s'en prenait à Bouteflika, n'hésitant pas à presque s'en excuser : « Les divergences qui ont pu me séparer, il y a maintenant plus de vingt années, du frère Abdelaziz Bouteflika, dans le cadre de la politique que conduisait le président Boumediène, sont sans commune mesure avec l'étendue du fossé qui m'éloigne de ceux qui, aujourd'hui, tentent vainement de me situer de leur côté, dans le sillage de haine et de dénigrement qu'ils mènent contre le chef de l'Etat.» Bouteflika contraindra tous ses anciens guillotineurs à de publics mea-culpa qu'il savourera l'un après l'autre. Amar Benaouda inaugurera la série. L'ancien président de la commission de discipline du FLN à l'origine de l'exclusion de Bouteflika du parti se confondra en excuses publiques accompagnées de chaudes larmes et de sanglots dont la télévision officielle n'a pas manqué de filmer le spectacle pour les Algériens. Khaled Nezzar garde un souvenir amer de cette scène : « Je suis certain qu'à l'instant où il a fondu en larmes, signifiant à l'autre que lui, Amar Benaouda, regrettait beaucoup de choses et que le nouveau président devait avoir pitié de lui, beaucoup d'anciens combattants de la guerre de libération ont ressenti une affreuse tristesse. Amar Benaouda, le militant de 45, le desperado de 50, l'allumeur de la Révolution, pleurant à chaudes larmes devant Abdelaziz Bouteflika ! L'histoire procure à ses protagonistes chanceux d'extraordinaires revanches. C'est peut-être à cet instant précis qu'Abdelaziz Bouteflika a compris qu'il tenait enfin sa revanche sur l'histoire. » Bouteflika a dû éprouver la même joie de voir Larbi Belkheir s'occuper à le faire élire avant d'en être son fidèle aide de camp à la Présidence. Tout au long de ses années de rancœur, il a toujours voué un mépris souverain pour le personnage. « Il ne parlait que du “truand Larbi Belkheir”. Il n'a jamais caché son projet de prendre sa revanche sur Belkheir qu'il détestait au plus haut point », affirme Dehbi. Ce besoin constant de se racheter à ses propres yeux fera toute la différence entre le règne d'Abdelaziz Bouteflika et celui de l'autre exilé revenu au pays, Mohamed Boudiaf. Autant ce dernier, en authentique patriote, envisageait son retour aux affaires comme une obligation majeure qui reléguait à l'accessoire toutes les susceptibilités personnelles, autant Abdelaziz Bouteflika, en parfait mégalomane, a considéré sa sollicitation par les chefs militaires comme l'opportunité de requinquer sa propre réputation. Boudiaf assumait d'être désigné et pas élu ; Bouteflika répugnait qu'on doutât de sa qualité de président « élu ». Boudiaf regardait vers l'avant ; Bouteflika voyait dans le passé les revanches qu'il lui restait à prendre. Boudiaf acceptait sa mission avec ses encombrants passifs, revendiquant toutes les erreurs commises avant lui, au nom de la République ; Bouteflika tenait à son statut de puceau de la République, proclamant son innocence de tout acte politique décidé pendant son exil. Le slogan de Boudiaf était « l'Algérie d'abord »; celui de Bouteflika «moi d'abord». Hervé Bourges a connu les deux hommes. Pour situer ce qui sépare l'exilé Boudiaf de l'émigré Bouteflika, le portrait qu'il fait du premier est éloquent en ce qu'il révèle un homme simple, qui n'avait nul besoin de palaces et d'émirs pour vivre son exil : « De juin 1965 à janvier 1992,Mohamed Boudiaf vivra sans discontinuer au Maroc, où il constituera une petite entreprise individuelle de matériaux de construction.Modeste, précis, volontaire, il fera vivre sa famille grâce à cette briqueterie installée à Kénitra, à une quarantaine de kilomètres de Rabat, se situant volontairement en marge de l'actualité, s'imposant une sorte d'exil dans l'exil, limitant ses fréquentations aux clients du café où il ne s'attarde pas plus d'une demi-heure, chaque matin, avant d'aller travailler, et à ses relations de travail, entrepreneurs, banquiers, ouvriers. La vie de Mohamed Boudiaf au Maroc est une longue parenthèse où toutes ses vertus s'expriment: intégrité pointilleuse, désintéressement, rigueur, clarté d'esprit, sens de l'organisation et pragmatisme. Aucune trace, dans l'emploi du temps de ses journées bien organisées, de ces maladies des exilés, le passéisme et la mythomanie qui empêchent l'action et conduisent à se réfugier dans l'imaginaire. L'entrepreneur Boudiaf ne prend jamais un engagement à la légère, fait ce qu'il a promis et ne promet pas plus qu'il ne peut livrer : la réussite de sa briqueterie en atteste. C'est cet homme équilibré et raisonnable que les militaires algériens vont tirer de son exil en janvier 1992 pour le porter à la tête de son pays en désarroi. Le choix est astucieux : il incarnera l'espoir de réformes dans un pays paralysé par l'inertie du système face à plusieurs années de crise et à la montée de l'intégrisme. » En revanche, Bouteflika ne retiendra de la proposition qui lui fut faite de diriger l'Algérie de 1994 que l'avantage de sa propre réhabilitation. « Bouteflika se serait contenté d'être président durant quinze jours, avance Ghozali. Il avait une revanche à prendre sur le sort, sur la succession ratée de 1979, sur Chadli qui l'aurait doublement assassiné selon lui… C'est pourquoi la proposition de l'Armée de janvier 1994 a été une résurrection politique pour lui.Aux yeux du monde, de ses pairs, il était enfin le “président de l'Algérie” ne serait-ce que parce que la radio France Infos balançait l'information à longueur de journée : “Bouteflika président, Bouteflika président…” Ça lui suffisait : il a été président sans s'astreindre aux responsabilités dans un pays qui était à feu et à sang. Il a ressuscité politiquement.» Certains généraux n'oublieront pas cette dérobade. Khaled Nezzar en fera, dans Le Matin, une sévère interprétation : « La seule raison, à mon sens, réside dans l'inaptitude à affronter une situation des plus difficiles, sachant que c'est dans ces moments que l'on juge les véritables hommes. » Le président Zeroual, pour sa part, refusera, lors de sa visite aux Emirats, de recevoir l'exilé Bouteflika qui en avait sollicité l'audience par le biais des Emiratis. Bouteflika a toujours cherché les réhabilitations même factices. En 1992, il fait une offre de service au Haut-Comité d'Etat, présidé par Ali Kafi assisté de Khaled Nezzar. Ces derniers lui offrent le choix entre le poste de ministre conseiller du HCE et celui de représentant de l'Algérie à l'ONU.