Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Pour convaincre de la sincérité du prophète, il fallait d'abord persuader de la réalité du calvaire. « A tort ou à raison, je me suis dit : l'Algérie “concasse ses enfants”. Je suis concassé, enfin pas tout à fait. Je reste à ma place», confie-t-il à Paris Match. « A l'aéroport de Genève, il venait souvent accueillir les gens habillé d'un jean élimé et déchiré aux genoux, assurent des amis d'Ahmed Taleb. Il voulait à l'évidence apitoyer comme pour démentir les accusations d'enrichissement illicite dont on l'avait chargé. » A défaut de vraiment convaincre de la réalité du calvaire, il persuadera de la pureté de la cause. Bouteflika assure qu'il a payé pour ses idées. « J'étais en désaccord radical avec le gouvernement algérien. » Bachir Boumaza pense avoir trouvé la clé de la méprise chez le personnage : « Bouteflika a confondu exil et émigration : l'exil est un acte de combat, un choix politique ; l'émigration est un choix de vie. En exil, on agit pour une cause ; dans l'émigration, on n'est pas tenu de faire de la politique. Quelqu'un qui subit l'exil sans écrire, sans s'exprimer, sans prendre position n'est pas en exil. Il vit sa vie en dehors de son pays, c'est tout. Il a émigré. A l'évidence, Bouteflika a émigré.» Tout à la reconquête de sa chasteté politique, le nouveau chef de l'Etat se forge à la hâte un passé de parfait opposant dont on ne retrouve nulle trace ailleurs, mais qui a l'avantage de séduire les islamistes : « Le FIS opposait un projet de société par opposition au projet de société que l'on considérait comme condamnable et que je condamnais personnellement, moi aussi, de la même manière, mais sans appartenir à la mouvance, déclara-t-il à Monaco.Moi, j'étais du FLN à ce moment-là. Et bien que FLN, je condamnais le système qui était en place à cette époque-là et j'appartenais à une opposition silencieuse, mais néanmoins efficace. » « C'est faux. Je ne me souviens jamais avoir vu Bouteflika s'opposer publiquement à la politique de Boumediène ni d'ailleurs à celle de Chadli, dément Sid-Ahmed Ghozali qui a siégé avec lui en Conseil des ministres sous Boumediène. Il n'en avait ni le courage ni l'envie. Il a toujours été, comme ça, lâche en politique. Il avait ses opinions hostiles à la politique de Boumediène, mais on n'a jamais entendu Bouteflika les exposer ouvertement. Ceux qui tenaient tête à Boumediène, c'étaient Kaïd Ahmed et Ahmed Medeghri. Sur la Révolution agraire et sur les nationalisations, ils étaient contre, et ils le faisaient savoir… Bouteflika procède plutôt par l'intrigue de palais. Il prenait soin de ne pas s'exposer. S'il avait des idées à suggérer, c'était par la manœuvre, soit par le biais de tête-à-tête avec Boumediène, soit par le biais d'autres personnes comme Medeghri, mais jamais directement. » Bouteflika a-t-il persécuté Ahmed Medeghri au point d'en précipiter le suicide ? Nombreux sont les témoins de l'époque à en être convaincus. Bouteflika harcelait constamment Medeghri pour s'opposer, à sa place, à Boumediène, alors qu'il n'ignorait rien de sa dépression. « Ce dont je peux témoigner, affirme Ghozali, c'est que les six derniers mois de 1974 ont été pénibles, Medeghri était dans la déprime totale. Et Bouteflika ajoutait à sa fragilité. » Quelques semaines avant sa mort, Ahmed Medeghri animait une conférence-débat quand Bouteflika, qui était à ses côtés, eut l'idée de le présenter à l'assistance comme un « homme d'Etat ». Autrement dit, comme le successeur de Boumediène. La rumeur à propos d'un nouveau scénario du 19 juin, contre Boumediène cette fois-ci, fit alors rapidement le tour d'Alger. Medeghri ne tardera pas à se suicider et Bouteflika à… faire un long séjour à New York d'où il ne reviendra qu'après plusieurs mois. Chérif Belkacem est de ceux qui voient une suspecte coïncidence dans le long séjour de Bouteflika aux Nations unies, intervenu juste au moment de la crise de 1974. « Bouteflika s'est arrangé pour présider le plus longtemps possible l'Assemblée générale de l'ONU afin d'être absent du contexte de crise à laquelle il n'est pourtant pas étranger. Il est ainsi resté plusieurs mois à New York, le temps que tout s'arrange. La mort de Medeghri l'a surpris alors qu'il était à New York. » Avec les islamistes comme avec Chadli, Bouteflika prouvera toutes ses qualités de brillant Ponce Pilate doublé d'un excentrique Tartuffe. Il s'innocentera vis-à-vis des premiers et prêtera discrètement allégeance au second avant de l'accabler de propos malveillants une fois installé à El Mouradia en 1999. Bouteflika s'est soumis dès le début au président Chadli Bendjedid. Il lui a fait allégeance ouvertement et en a sollicité la protection avec une grande obséquiosité. Il l'a d'ailleurs fini par l'obtenir. Ce n'est qu'une fois devenu chef de l'Etat que Bouteflika, pris d'un grand spasme d'ingratitude, s'est mis à cracher dans la main qui l'a préservé des ennuis, et notamment de la Cour des comptes. « Je me souviens de la première fois qu'il a siégé en Conseil des ministres, raconte Chadli. Il s'est mis au garde-à-vous devant moi et m'a dit : “Vous êtes le commandant et je suis votre caporal. J'attends vos ordres.” » Ahmed Taleb Ibrahimi, qui siégeait au Bureau politique avec Bouteflika, se souvient de la servilité qu'affichait l'ancien ministre des Affaires étrangères à l'endroit de Chadli Bendjedid : « Nous appelions tous le président par son prénom. Il était le seul à l'affubler de “Fakhamat erraïs” qui tranchait avec l'ambiance conviviale des réunions. Chadli laissait faire. » Cela n'empêchait pas le personnage de dire, en privé, tout le mal qu'il pensait de Chadli. Le président a eu vent de quelques médisances de son ministre conseiller, dont certaines proférées devant des étrangers lui laissent un souvenir particulièrement amer : « Pour sa première mission en tant que ministre conseiller, je l'ai chargé d'un message au président du Yémen du Sud qui était en conflit latent avec le Yémen du Nord. L'hôte yéménite, qui ne connaissait rien de moi, a voulu en savoir plus auprès de Bouteflika. Ce dernier, pour toute réponse, eut un geste désolé : “Que voulez-vous que je vous en dise, Monsieur le Président ? Son nom est suffisamment éloquent.” Le président yéménite, en me rapportant ces propos quelques jours plus tard lors d'une visite à Alger, a eu ce commentaire : “Essayez de mieux connaître ce ministre avant de lui faire confiance.” » C'est l'une des rares fois que Bouteflika commit l'imprudence de laisser un de ses dénigrements arriver aux oreilles de Chadli. Dans la vie quotidienne du ministre, faite de prévenances excessives et d'amabilités ostentatoires envers le président, il n'a jamais failli à son devoir d'allégeance envers Chadli Bendjedid. Même après qu'il eut été exclu du gouvernement et du FLN. Ecarté du pouvoir en décembre 1981, Bouteflika en voulut terriblement à Chadli, mais fit tout pour en gagner la protection et le soutien. Pendant dix ans, il traita Chadli autant par la bile que par la brosse à reluire. Il ne cessa pas de racoler son entourage et sa famille, de lui envoyer quantité d'émissaires, dont des personnalités étrangères. « Je me souviens qu'il a chargé l'opposant marocain Mohamed Basri d'intercéder en sa faveur auprès de Chadli, ce dont il s'acquitta avec brio », se remémore Bachir Boumaza.