Mohammed Abed al-Jabri, l'un des philosophes fondateurs de la pensée arabe moderne, s'intéresse dans ses «Positions : témoignages et mises en lumière» à l'histoire contemporaine du Maroc. Il nous la présente avec cette acuité et cette pertinence qui ont fait sa renommée de penseur perspicace. Mohammed V : un roi trop difficile à influencer Ces ”mises en garde” tendancieuses ne pouvaient cependant avoir grand effet sur un roi tel que feu Mohammed V. D'abord, parce que l'homme était un patriote sincère et véridique, aux yeux de qui les dispositions prises par le gouvernement servaient l'intérêt du pays, et représentaient une étape nécessaire vers la libération de l'économie nationale. Ensuite, parce qu'il avait une confiance absolue en Abderrahim Bouabid, initiateur de l'idée de confier tous les pouvoir au Roi -considéré comme étant le seul bastion vraiment inviolable pour les adversaires de la libération politique et économique- et meneur avisé, qui avait su, lors des négociations avec la France, obtenir la réalisation des deux peincipales revendications populaires : le retour de Mohammed V et l'indépendance du pays. Abddallah Ibrahim jouissait lui aussi de la confiance royale. Patriote incontesté, il était connu pour ses liens avec les milieux de la résistance et de l'UMT, deux organisations ayant toutes deux officiellement proclamé leur loyauté à Mohammed V et leur confiance en sa personne, en tant que garant de l'accomplissement de l'indépendance du pays. Cette proclamation mettait de fait les deux organisations dans la case opposée à celle de la direction traditionnelle de l'Istiqlal, avec à sa tête Allal Fassi qui, perçu un peu comme le Bourguiba local, était le seul à pouvoir susciter quelque crainte justifiée. En choisissant le camp des conservateurs au sein de son parti, et en déclarant la guerre à ses ailes principales -la résistance et le syndicat- celui-ci se privera cependant lui-même des seuls soutiens dont il aurait pu disposer. Mohammed V avait par ailleurs pleinement conscience de ce que sa popularité immense et incontesée -popularité acquise par son engagement, dès 1934, dans l'action nationale, et par le rôle qu'il assuma, depuis 1944, au même titre que le Mouvement national, à la tête de cette action- était le véritable garant de la Monarchie, au présent comme à l'avenir. Durant les longues années de lutte commune, le roi avait acquis une riche connaissance des arcanes de la politique. Observant de près les méthodes auxquelles les Français et leurs collaborateurs recouraient pour tramer et exécuter leur machinations, il avait abouti à la certitude de ce que tout dépendait de son aptitude à conserver, dans l'imaginaire du peuple, l'image que ce peuple avait cru voir de lui, peinte sur la face de la lune, au lendemain de sa déposition et son exil en 1953. 20- Une opération chirurgicale qui assassine l'avenir… Ce n'était point là l'avis des membres de l'Institution royale, des courtisans et autres gens de la Maison du Makhzen. A leurs yeux, l'orientation que prenait le roi en suivant ce nouveau courant représenté par l'UNFP et le gouvernement Ibrahim, était un danger qui menaçait leurs intérêts et aspirations. C'est justement ce qui les rendra dociles aux mains des trois parties citées plus haut -les tenants d'intérêts colonialistes, la Troisième force et les riches partisans de l'Istiqlal- qui, comme nous le disions, composaient contre ce courant libérateur. La personnalité la plus importante sur laquelle ces parties concentreront leurs efforts sera la Prince héritier, à qui l'on suggèrera que si l'UNFP ne représentait aucun danger pour Mohammed V, il n'en irait certainement pas de même pour lui lorsqu'il accèderait au Trône. La solution? Eliminer ce danger dès à présent. Le moyen? Œuvrer à instaurer un climat d'hostilité entre le Roi et l'UNFP. Il en résultera une véritable bataille politique, dont l'enjeu sera pour chacun de gagner le Roi à sa cause. Comme nous l'explicitions dans le numéro précédent, les adversaires de l'UNFP ne reculeront devant aucun moyen pour convaincre le Princ héritier d'exercer des pressions sur son illustre père, afin de l'amener à révoquer le gouvernement Ibrahim. Ils y réussiront, et un nouveau cabinet sera nommé, dont le Roi prendra lui-même la présidence, en déléguant toutefois au Prince héritier ses compétences gouvernementales. Mais se rendant compte, au bout de quelques mois seulement, de la gravité du cours antinational et antipopulaire que prenaient les choses, Mohammed V comprit que le Prince héritier avait succombé à l'influence des trois parties que nous nommions. Lors d'une rencontre officielle (mais tenue secrète) -rencontre sur laquelle nous aurons peut-être l'occasion de revenir- il confiera aux dirigeants de l'UNFP son intention de procéder, dès la fin de l'intervention chirurgicale à laquelle il devait être soumis, à d'importants remaniements au sein de l'Institution royale, remaniements qui n'excluraient pas le plus haut degré dans la hiérarchie de cette institution. Le destin voulut que cette opération, pourtant déclarée inutile par l'ensemble du corps médical, mît fin à la vie de ce grand monarque patriote -Dieu l'ait en Sa Sainte Misécorde- et, avec lui, à l'avenir du Maroc tel que le défunt Roi lui-même, avant tout autre, le concevait. Ce développement devait marquer l'apogée du changement qui s'était opéré dans le pays. Reprenons-en quelques étapes, à travers certains des textes que nous publiâmes à ce sujet. • Par Mohammed Abed al-Jabri