Mohammed Abed al-Jabri, l'un des philosophes fondateurs de la pensée arabe moderne, s'intéresse dans ses «Positions : témoignages et mises en lumière» à l'histoire contemporaine du Maroc. Il nous la présente avec cette acuité et cette pertinence qui ont fait sa renommée de penseur perspicace. Dans les pays fraîchement émancipés, souffrant encore des affres du sous-développement, la logique veut en effet que la plus grande partie des dépenses publiques soit consacrée à parer aux besoins les plus urgents. Cela signifie que ces dépenses doivent d'abord servir à entretenir et développer les secteurs vitaux, tels l'enseignement, la santé publique, l'agriculture et l'industrie. Les plus grandes calamités dont souffre un pays commme le nôtre sont l'ignorance, la pauvreté et la maladie. Pour combattre la première, il faut consacrer à l'enseignement un budget conséquent, qui permette de construire de nouvelles écoles et d'améliorer les conditions matérielles des enseignants, afin de dispenser ces derniers de rechercher un emploi autre que le leur. Le second de ces fléaux exige, lui, pour être éradiqué, que l'Etat consacre les fonds nécessaires au développement de l'agriculture et du secteur industriel, par l'édification d'infrastructures propres à absorber la main-d'œuvre nationale. Quant au troisième, son éradication nécissite évidemment que le secteur de la santé publique soit doté de l'infrastructure matérielle et humaine propre à lui assurer un bon fonctionnement. Il ne reste que les secteurs improductifs, ne méritant point, dans un pays pacifique comme le nôtre, l'importance qui leur est accordée. Si nous désirons vraiment voir notre pays entamer son relèvement, il nous faut lutter contre ce triangle diabolique, formé par l'ignorance, la pauvreté et la maladie. Mais tant que notre Administration restera corrompue, tant qu'elle continuera à agir à l'encontre de la politique du gouvernement, et que les ressources de notre pays continueront à être consacrées à des secteurs autres que ceux de l'enseignement, de l'agriculture, de l'industrie et de la santé, nous ne pourrons honnêtement parler de relèvement. C'était là un mot qu'il fallait dire.” La suspension de al-Tahrir n'affecta en rien notre campagne contre la corruption de l'Administration. La campagne continua de plus belle avec al-Raï al-Am, sur les pages duquel je publiai, dans la rubrique Franc-parler -du numéro 4 janvier 1960-, le bref commentaire que voici: ”La corruption des organismes humain, animal et même végétal, a de tous temps suscité des réflexions et constitué un sujet d'adages. Voici quelques uns des mots immortels que la postérité nous a laissés à ce propos. Concernant l'être humain, le célèbre hadith dit : ”Sachez qu'il est une menue partie du corps de chaque homme, de laquelle dépend que le corps entier soit sain ou corrompu; cette partie est le cœur.” Concernant les animaux, le vieux proverbe grec nous rappelle que ”c'est par sa tête que pourrit le poisson”. Enfin, concernant les végétaux, un auteur français disait: ‘Il suffit d'une seule orange pourrie, pour que pourrisse le panier tout entier”, ce que la sagesse populaire traduit en disant qu'”il suffit d'un seul poisson pourri pour que toute la poche de selle sente mauvais” Voilà pourquoi, en déclarant la guerre à la corruption, nous savons pertinemment que ce n'est point là inventer l'eau chaude, comme dirait l'autre.” Ibn al-Balad • Par Mohammed Abed al-Jabri