S'il y a une équation que M. Bouteflika cherche à résoudre dans cette affaire, c'est certainement cette équation de "l'unanimité nationale" et cette volonté du peuple marocain à défendre ses provinces du Sud. La reconnaissance par l'Afrique du Sud de la prétendue «Rasd» semble avoir surpris de nombreux observateurs et même, dit-on, les milieux politique et diplomatique marocain et même étrangers. Une telle attitude, si elle était réelle, dénote, à notre avis une certaine naïveté et surtout une méconnaissance des véritables intentions de M. Abdelaziz Bouteflika, concernant l'intégrité territoriale du Maroc. Déjà, dès mars 2002, nous avons écrit que, contrairement aux apparences, l'attitude de M. Bouteflika n'a pas varié et ne variera jamais (le Matin du Sahara du 11 mars 2002 p5). Il veut, aujourd'hui, achever un plan qu'il a prémédité, depuis qu'il était ministre des Affaires étrangères et qu'il n'a jamais pu faire aboutir. Ce plan est simple : éviter, par tous les moyens, que le Maroc récupère, de façon définitive et légale, ses provinces du Sud et devienne une puissance régionale susceptible de concurrencer l'Algérie, sur le continent africain. Ce raisonnement peut sembler dépassé, au moment où il n'y a plus de guerre froide, où les alliances dans le monde se sont remodelées, où la politique des axes n'est plus d'actualité, et surtout où la constitution de grands ensembles régionaux devient une nécessité impérieuse pour faire face à la déferlante mondialisation de l'économie. Mais ce que l'on oublie, c'est que M. Bouteflika est un pur produit de cette époque et en diplomate expérimenté, il fera tout pour que le Maroc ne puisse pas enlever l'épine du Sahara de son pied et reprendre sa liberté de mouvement sur le plan international. En quoi consiste, donc, le plan de M. Bouteflika pour le Maroc ? La réponse est claire : le couper de ses racines africaines et aboutir à son encerclement géo-stratégique. En effet, M. Bouteflika qui connaît parfaitement le Maroc et les Marocains puisqu'il a vécu à Oujda, en tant qu'instituteur, dans des familles marocaines, sait que le Maroc, de par son histoire et sa civilisation, peut prétendre à un rayonnement considérable en Afrique, compte tenu, notamment, de ses liens ancestraux avec les pays subsahariens, en particulier avec les pays de l'ouest africain. Pour cela, le meilleur moyen était de le couper de ces liens, en créant au sud un Etat inféodé à l'Algérie. La création de cet Etat permettrait aussi l'«encerclement du Maroc» sur le plan géo-stratégique : adossé à l'Algérie à l'Est, à un Etat inféodé à l'Algérie au Sud, le Maroc n'aurait plus d'issue terrestre et il suffirait que ses rapports avec l'Espagne soient quelque peu brouillés, comme cela a été le cas, par exemple, du temps du gouvernement d'Aznar, pour qu'il soit coupé même de l'Europe. Enfin, la création d'un Etat inféodé à l'Algérie permettrait également à celle-ci d'avoir un passage vers l'océan Atlantique. Pour faire aboutir ce plan, M. Bouteflika, en tant que ministre des Affaires étrangères, a dû utiliser de gros moyens : une diplomatie exclusivement au service de son plan, même parfois au détriment des intérêts algériens, une générosité sans limites envers certains Etats africains et parfois leurs représentants, l'utilisation de son élection à la tête de l'Assemblée générale des Nations Unies en 1975, des menaces contre les Etats qui n'adhèrent pas à son point de vue... Mais, malgré ces efforts considérables, M. Bouteflika, en tant que ministre des Affaires étrangères, n'a pu faire aboutir son plan car il a été contrarié par un certain nombre de faits ou d'événements dont certains lui sont imputables et d'autres imposés par l'évolution de l'actualité politique. Parmi les entraves à ce plan, il y a la contradiction entre l'attitude officielle de l'Algérie qui déclare ne pas avoir de prétention territoriale sur le Sahara, et le comportement réel des autorités algériennes qui ont fait de l'affaire saharienne leur première cause nationale. Le point de départ de cette contradiction est certainement le Sommet arabe de Rabat de 1974 au cours duquel le Président Boumediene a déclaré apporter la bénédiction de l'Algérie à toute solution que trouveraient à cette question les deux pays frères : le Maroc et la Mauritanie. Prisonnier de cette déclaration, et n'étant pas partie prenante à la question du Sahara, M. Bouteflika s'est alors érigé en défenseur inconditionnel du "droit du peuple sahraoui à l'autodétermination" comme aucun Etat au monde ne l'a fait pour une population. Il a alors imposé aux Nations Unies des concepts inconnus en droit international comme le concept d'"Etat intéressé" et d'"Etat concerné". Cette contradiction de la position algérienne constitue, à notre avis, la première faille du plan de M. Bouteflika puisqu'il se trouve aujourd'hui dans l'obligation de défendre personnellement, en allant jusqu'à préconiser, de façon publique, le partage du Sahara, laissant de côté le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. En effet, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, M. James Baker a déclaré que le partage du Sahara, dont il a été question dans le rapport du secrétaire général, est une proposition algérienne et que c'est le Président Abdelaziz Bouteflika qui lui a fait cette proposition le 2 novembre 2001 (Asharq Al Awsat du 1er mars 2002 pp 1 et 7). M. Baker a d'ailleurs confirmé, dernièrement, dans une déclaration à la chaine de télévision américaine PBS que c'est l'Algérie qui lui a suggéré un partage du Sahara occidental. La deuxième faille du plan de M. Bouteflika est de n'avoir pas prévu l'entente entre le Maroc et la Mauritanie sur ce dossier. En effet, M. Bouteflika a toujours pensé que la Mauritanie du Président Ouled Daddah, maillon faible dans cette affaire, exécutera les ordres d'Alger et n'aboutira jamais à un accord avec le Maroc, malgré la "bénédiction" du Président Boumediene. On rapporte que lorsque l'émissaire du Roi Hassan II est allé informer M.Boumediène de l'accord intervenu entre le Maroc et la Mauritanie au sujet de Oued Eddahab, le Président Boumediène a failli avaler le cigare qu'il avait à la bouche et qu'il est entré dans une colère folle, proférant des menaces contre le Président Ouled Daddah et la Mauritanie. D'ailleurs, quelques jours après, M. Boumediène a cru bon de "convoquer" le Président Ouled Daddah et l'a menacé publiquement. La troisième faille du plan de M. Bouteflika est que ce plan n'a pas tenu compte d'un élément essentiel qui, à notre avis, constitue la clé de voûte de cette question, c'est l'unanimité du peuple marocain sur cette question. En effet, en dépit de quelques voix discordantes et insignifiantes, toutes les composantes de la société marocaine se sont toujours montrées solidaires dans cette affaire, autour de l'institution monarchique. Aussi, s'il y a une équation que M. Bouteflika, devenu Président de l'Algérie, cherche à résoudre dans cette affaire, c'est certainement cette équation de "l'unanimité nationale" et cette volonté du peuple marocain à défendre ses provinces du Sud. Ce sont là, à notre avis, les failles du plan de M. Bouteflika qui ont constitué une entrave à son exécution. A ces failles, il faut ajouter des éléments objectifs ou liés à des événements politiques : la personnalité du Roi Hassan II qui a toujours su contrecarrer les manoeuvres des autorités algériennes sans toutefois "insulter l'avenir" et entraîner la région vers une guerre fratricide (l'avis consultatif de la CIJ, la marche verte, l'accord avec la Mauritanie, le serment de la Marche Verte, la proposition du référendum...). Parmi les événements objectifs : la mort du Président Boumediène, la fin de la guerre froide, la prise de conscience de certains Etats, les tristes événements que connaît l'Algérie depuis 1988, le retour de certains chefs du polisario au Maroc et surtout la traversée du désert de M. Bouteflika, liée à la mort de M. Boumediène et les événements d'Algérie. Ayant quitté les fonctions de ministre des Affaires étrangères qu'il a occupées de 1963 à 1979, M. Bouteflika est revenu sur la scène politique en tant que Président de la République algérienne le 15 Avril 1999. D'après les spécialistes de la politique algérienne, M. Bouteflika a été porté à la présidence de la République sur la base d'un accord avec les militaires, comprenant notamment une attitude ferme concernant l'affaire du Sahara : l'armée algérienne ne voulait pas que cette affaire soit résolue dans le cadre d'une entente entre les deux pays, comme le voulait le Président Boudiaf. Cette demande de l'armée a dû parfaitement convenir à M. Bouteflika auquel une nouvelle occasion lui est donnée pour terminer son plan inachevé. Depuis l'accession de M. Bouteflika à la présidence de la république, la diplomatie algérienne s'est réactivée et a essayé de rattraper le temps perdu en contrecarrant les efforts du Maroc et ceux des Nations Unies pour trouver une solution rapide au problème du Sahara. L'agressivité de la diplomatie algérienne s'est particulièrement manifestée au niveau des entraves mises pour le recensement des populations devant participer au référendum et surtout au niveau de l'opposition de M. Bouteflika à la première mouture du plan de M. James Baker, préconisant une large autonomie des provinces sahariennes, dans le cadre de la souveraineté marocaine. Le rapport que M. Kofi Annan a présenté au Conseil de sécurité le 2 Juin 2001, dans lequel il présente le détail de ce plan, fait état de correspondances et d'entretiens qu'il a eus personnellement ou par l'intermédiaire de son représentant M. Baker avec le Président Bouteflika, où celui-ci s'est montré d'une agressivité tout à fait surprenante, allant jusqu'à accuser M. Baker d'un manque d'objectivité dans cette affaire. Or, au moment où plusieurs pays ont déclaré soutenir le plan proposé par M.Baker, voilà que M. Kofi Annan présente un autre rapport au Conseil de Sécurité, où il est question d'une proposition algérienne de "partage du Sahara". En diplomate averti, et sachant que la «troisième voie», celle d'une large autonomie, dans le cadre de la souveraineté marocaine, risquait d'aboutir, surtout après le soutien des Etats-Unis d'Amérique et de la France, M. Bouteflika s'est démené pour éviter l'application de cette solution, en faisant deux déplacements aux Etats-Unis, pour rencontrer M. Bush et M. Baker. Il a aussi réactivé ses anciens réseaux et ses anciennes amitiés, notamment quelques médias espagnols et français, dont le journal «le Monde» qui a consacré une page entière au problème, en présentant le Sahara comme une «république», avec un président, une population et un territoire, trompant ainsi ses plus fidèles lecteurs (le Monde du 21 février 2002). L'action de M. Bouteflika ne s'est pas limitée aux médias, il a remis en selle, à coup de dollars, des associations de soutien au polisario, notamment les associations espagnoles, qui étaient en pleine symbiose avec le gouvernement en place, celui de M. José Aznar. Mais encore une fois, le plan de M. Bouteflika s'est trouvé contrarié par un événement imprévisible : le retour au pouvoir du Parti socialiste espagnol, dont les sympathies pour le Maroc n'étaient un secret pour personne. Accusant le coup, et suite au remplacement de M. Baker par M. Alvaro de sovo, M. Bouteflika a donné l'impression qu'il acceptait une solution politique au problème du Sahara, celle que préconisaient notamment la France et l'Espagne. Mais encore une fois, ce n'était qu'une manœuvre et le discours sur le droit du peuple sahraoui à l'autodétermination, qui rappelait le discours de M. Bouteflika des années 70, reprenait de plus belle, dans un contexte complètement différent. Le point de départ de ce discours a été la décision du Souverain marocain de supprimer le visa pour les Algériens, désirant se rendre au Maroc. Or, au lieu de réagir positivement à cette décision, M. Bouteflika est allé jusqu'à saisir le secrétaire général des Nations Unies par une correspondance qui reprend le même discours sur le droit du peuple sahraoui à l'autodétermination, alors que deux ans auparavant, il lui proposait le partage du Sahara. En fait, la reconnaissance de la RASD par l'Afrique du Sud n'est que la partie visible et spectaculaire d'une stratégie globale visant à isoler le Maroc et ce, avant le 31 octobre 2004, date à laquelle le Conseil de Sécurité devrait prendre des décisions décisives pour le Sahara. La stratégie a consisté, à coups de dollars, à reconquérir l'Afrique, et notamment l'Afrique anglophone à partir du Nigeria qui occupe la présidence de l'Union africaine (l'ancêtre de l'OUA) et de l'Afrique du Sud, en proposant à ces deux pays et à d'autres, toutes formules de coopération (construction des oléoducs, infrastructures, banques mixtes…). Deux sociétés de communication, l'une basée à Johannesbourg, la deuxième à Londres ont même été approchées pour mener une campagne médiatique en faveur de l'organisation d'un référendum au Sahara. C'est d'ailleurs dans ce cadre, que des chaînes de télévision arabes satellitaires (Al Jazira, Al Mostaqbal) ont réouvert le dossier du Sahara dans des émissions à forte écoute, en invitant des personnes favorables aux thèses algériennes. Sur un autre plan, Alger a entrepris une politique de neutralisation de certains Etats favorables à une solution politique: elle a notamment proposé aux Etats-Unis d'envoyer ses soldats au Darfour. Dans une campagne de charme envers la France, Alger a annoncé qu'elle était prête à regagner l'Organisation des Etats francophones et M. Bouteflika a annoncé qu'il se rendra personnellement au prochain sommet qui se tiendra à Ouagadougou (Burkina Faso). Même à l'égard des pays arabes, Alger a entrepris une véritable campagne facilitant la visite de certains responsables du Polisario dans ces pays. C'est dire que c'est toute une stratégie qui est mise en place, qui rappelle l'acharnement dont a fait preuve M. Bouteflika dans les années soixante-dix. Que pourrait faire, alors, le Maroc face à cet acharnement de M.Bouteflika? 1°) Partir du principe que M. Bouteflika ne renoncera jamais à son plan, quel qu'en soit le prix, à tel point que l'on est en droit de se demander si cette attitude ne relève pas plus de la psychanalyse que de la politique ; 2°) M. Bouteflika, réconforté par certains événements (un deuxième mandat emporté haut la main, des réserves en devises confortables, mise à l'écart de l'armée, accalmie relative des attentats, des médias muselés, un FLN acquis à sa cause…) voudrait que l'Algérie occupe le devant de la scène sur le plan des relations internationale car, il ne faut pas oublier que M. Bouteflika s'est surtout distingué sur le plan des relations internationales; 3°) Le peuple marocain, dans toutes ses composantes, doit rester vigilant et ne pas baisser la garde. Nous devons restés mobilisés jusqu'au bout, pour la simple raison que, contrairement à l'Algérie, nous revendiquons un droit et que nous avons fait le serment d' « Al Massira» de récupérer ce droit ; 4°) Il faut réactiver notre diplomatie officielle mais également celle qu'incarnent les composantes de la société marocaine, celle des partis politiques, des syndicats, de la société civile… comme cela a été fait dans les années soixante-dix ; 5°) Cette diplomatie doit se mobiliser pour faire connaître certaines évidences : - L'affaire du Sahara est une pure invention de M. Bouteflika; - Le problème aurait pu trouver sa solution dès 1974 si les autorités algériennes, dont M. Bouteflika, l'avaient voulu car le Polisario est avant tout une création de l'Algérie et personne n'imagine aujourd'hui l'existence du Polisario sans le soutien de l'Algérie ; - Jamais un Etat au monde n'a soutenu un mouvement, quel qu'il soit, mettant à sa disposition une partie de son territoire pour fonder une "République", comme l'a fait l'Algérie. Jamais le Président d'un Etat n'a rendu visite à un autre "Président d'Etat" installé, de façon officielle et permanente, sur le territoire de son Etat ; - Posons-nous également une question simple: pourquoi M. Bouteflika, quand il était ministre des affaires étrangères et aujourd'hui Président de la République, n'a pas mobilisé et ne mobilise pas son gouvernement, sa diplomatie, l'argent des contribuables algériens, les médias nationaux et internationaux pour la cause palestinienne comme il l'a fait pour le Polisario? Le peuple palestinien ne cherche-t-il pas à exercer son droit à l'autodétermination, principe que prétend défendre M. Bouteflika dans l'affaire du Sahara. 6°) L'action de la diplomatie marocaine a été marquée et souvent gênée, depuis l'indépendance, par les revendications territoriales, en raison des séquelles de la politique coloniale. En conséquence, tout en restant mobilisée pour la récupération définitive de nos territoires, il nous semble qu'il est temps que la diplomatie marocaine se libère de ce fardeau et cesse de faire des concessions dont les résultats sont souvent incertains. • Par Rachid Lazrak Professeur universitaire