Le Premier ministre, Driss Jettou, a mis en place une commission ministérielle chargée d'examiner les mesures à prendre au sujet des allégations diffamatoires parues dans certaines publications et visant certains “symboles et personnalités politiques“. Créer une commission de ce genre n'a pas lieu d'être étant donné que la profession est régie par un code de la presse. En effet, la loi permet à toute personne qui s'estime diffamée ou injuriée de saisir la justice pour obtenir réparation. Est-ce une affaire d'Etat ? Depuis mardi, elle l'est. Répondant, lors de la séance hebdomadaire de la Chambre des conseillers, à deux questions d'actualité sur des propos diffamatoires qui ont visé des personnalités politiques, le ministre de la Justice Mohamed Bouzoubâa a expliqué qu'une commission ministérielle a été chargée par le Premier ministre en vue d'examiner le dossier. Et pour convaincre de la plus haute importance du sujet, M. Bouzoubâa a ajouté que cette commission a été désignée par M. Jettou, lors du dernier conseil du gouvernement. Elle va se pencher sur des «allégations diffamatoires parues dans certaines publications et visant certains symboles et personnalités politiques». Cette commission se compose, selon M. Bouzoubâa, de «ministres dont les attributions sont en rapport avec le dossier». Selon certains observateurs, le ministre de la Justice a dépassé ses attributions, en ce sens qu'il a appelé à organiser la profession des faiseurs de journaux. «Personne n'admettra que la liberté soit mise à profit pour porter atteinte à la dignité des personnes», a-t-il martelé. Mais de quoi s'agit-il et quelle presse pointe du doigt le ministre de la Justice ? Le scandale est venu d'une feuille de chou. L'hebdomadaire arabophone “Akhbar Al Ousboue“ a parlé de l'homosexualité d'une personnalité politique sans la citer. Le Maroc entier y a reconnu le ministre des finances et de la privatisation, Fathallah Ouallalou. Et immédiatement, des condamnations fermes sont venues du syndicat national de la presse marocaine (SNPM) et de plusieurs journaux. Toute la profession a réprouvé cet article auquel manque jusque l'abc du métier. Ce n'est pas toutefois le seul article incriminé. Puisque le feuilleton d'Ahmed Boukhari, publié dans le quotidien arabophone “Al Ahdate Al Maghribia“, refait chaque jour l'Histoire du Maroc, en incriminant une galerie impressionnante de personnalités politiques. Nombre d'entre elles ont été taxées par M. Boukhari de choses qu'il est difficile de vérifier. Mahjoubi Aherdane a réagi. Il a remis vendredi une lettre au président du Conseil consultatif des droits de l'homme pour dénoncer la campagne abjecte dont font l'objet les «héros du pays». Mieux : dans un entretien, paru mardi dans le quotidien arabophone “Rissalat Al Ouma“, il en appelle à l'Etat. Et menace d'entraîner tout le pôle haraki dans une sédition contre le gouvernement. «Nous avons décidé de nous retirer du gouvernement si ce gouvernement ne fait pas son devoir». En l'occurrence : rendre justice à M. Aherdane. Il ne s'agit pas de remettre en question le bien-fondé de l'indignation de M. Aherdane, mais de s'interroger sur le chemin choisi pour se faire justice. Il existe un code de la presse. Ce code contient des articles relatifs à la diffamation. Il la définit même : «Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération des personnes ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation». Cette diffamation est «punie d'un emprisonnement d'un à six mois et d'une amende de 10 000 à 5000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement», précise l'article 47 du code de la presse. A cet égard, la justice est la seule instance compétente pour être saisie dans des dossiers participant de la diffamation. D'où la surprise des professionnels lorsqu'ils ont appris la composition d'une commission ministérielle chargée de leur dossier. «Du jamais vu», commente Kamal Lahlou, directeur de la publication de l'hebdomadaire francophone “La gazette du Maroc“. Il ajoute : «alors qu'il existe tant de sujets urgents, tant de défis qui attendent la nation, nos ministres n'ont pas trouvé mieux que de se constituer en commission pour contrôler la presse». Il explique que cette commission va créer un amalgame entre la presse de caniveau et la presse sérieuse et professionnelle. Cette «dernière n'a pas besoin d'une tutelle ou de leçons pour exercer en toute responsabilité son métier et contribuer au rayonnement du Maroc à l'étranger et au renforcement, dans notre pays, des valeurs de la démocratie». En fait, le mot a été prononcé. L'amalgame entre une certaine presse, qu'on peut accabler de tous les maux et à laquelle les pouvoirs publics délivrent au passage des autorisations, et une presse qui s'attache à faire son métier avec professionnalisme est la dérive qui peut naître de la constitution de la commission ministérielle. Pour éviter cette dérive, le secrétaire général du SNPM, Younès Moujahid, a annoncé, dans l'entretien ci-contre, la création d'une instance qui sera chargée d'autoréguler la profession. Elle sera composée de professionnels, d'éditeurs et de personnes connues pour leur sensibilité aux questions des droits de l'homme. C'est à eux de définir la frontière entre la presse et certaines feuilles qui se transforment en moyen de chantage ou de diffamation. C'est à eux de veiller à ce que des dérapages ne deviennent pas des affaires d'Etat.