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Notre honte de la rougeole
Publié dans Albayane le 05 - 01 - 2025


Par Pr. Jamal Eddine Naji
Si vous n'êtes pas rouge de honte, moi je le suis. Et pour cause... à titre personnel et en tant que Marocain ayant vécu de très près l'exceptionnelle mobilisation du pays pour vacciner tous nos enfants, en 1987, contre les six maladies mortelles ou handicapantes pour la petite enfance : la tuberculose, la coqueluche, la diphtérie, le tétanos, la poliomyélite et la rougeole. En plus de vacciner les femmes (de 15 à 44 ans) en âge de procréation contre le tétanos néonatal...
Une épopée pour mettre fin à la perte, à l'époque, de 30.000 enfants par an ! En fait, et pour de vrai, ce fût, pendant l'été et l'automne 1987, la 3ème mobilisation nationale de l'histoire du pays, vu son envergure, après celle du 20 Août 1953 et celle du 6 Novembre 1975...Mobilisation de toutes les forces du pays, de nombreux secteurs de l'Etat et de toutes ses institutions, à leur tête la suprême, Feu Sa Majesté Hassan 2.
Actualité oblige, Hafez Al Assad, le dictateur-père du dictateur Bachar déchu (enfin !) en Syrie, avait refusé, à la demande de l'UNICEF, de s'adresser aux syriens pour les inciter à vacciner leurs petits...Au lendemain d'une rencontre accordée à l'américain, patron de l'Unicef, James Grant, Feu Hassan 2 reçut, à Skhirat, tout le staff en charge de cette mémorable campagne de vaccination, avant de la soutenir par un message royal au peuple ! Le 1er Ministre de l'époque, médecin, était visiblement en mode de blocage, ne souffrant pas qu'un économiste (M. Taieb Bencheikh, ex opposant de gauche , en plus !) soit aux manettes de cette épopée en tant que ministre de la santé...Aux timides moues de refus du chef de gouvernement, le Roi se fit confirmer par son ministre la gravité du problème (60% de couverture vaccinale nationale, 42% en milieu rural, 82% en milieu urbain mais qui, à Safi, par exemple, dégringole à 22 %) avant d'adresser cette mémorable, lucide et sage réplique au ministre, mais clairement destinée au frustré 1er Ministre : « Si un Marocain ne fait pas une chose ce n'est pas parce qu' il ne peut pas, c'est parce qu'il ne Veut pas... » ! La messe était dite. Feu vert au ministre !
Cessez-le-feu politique pour les enfants
« Je fus surpris de constater que le Premier ministre de l'époque, professeur de médecine, le directeur technique du ministère de la Santé et certains professeurs restaient sceptiques quant à l'utilité d'une campagne de vaccination nationale, arguant que ce genre de campagne convenait aux pays sous-développés et en retard médical important, comme des pays au sud du Sahara (...) L'affaire fut tranchée par le Roi (Feu Hassan II). Un soir de Ramadan (en l'an 1987-1988), il nous reçut dans son palais et après que le Dr Grant annonça tout de go que le Maroc perdait 30 000 enfants par an du fait de la non-vaccination contre les six maladies bien connues, se tournant vers moi, le Roi, dans l'espoir que je conteste ce chiffre, me posa la question, « ces chiffres sont-ils vrais« ? Je fais signe que oui » ... Le ministre (décédé en 2019) conclut dans son autobiographie : « Du coup l'affaire était réglée, la campagne pouvait être lancée ».
Forte de la bénédiction royale, une stratégie d'IEC (Information, Education et Communication) et de mobilisation sociale, politique et médiatique démarra par une tournée du staff auprès des Etats-majors de tous les partis politiques pour obtenir un « armistice politique », un « cessez-le-feu » des combats politiques et partisans au profit des enfants marocains et les générations à venir. Exemple significatif : Me Abderrahim Bouabid, 1er secrétaire de l'USFP, déclara son soutien sur les colonnes du journal du parti avec un communiqué d'appui de son comité central... Il posa une seule condition au Staff de la campagne, venant chez lui solliciter l'appui de son parti : la garantie d'impliquer et de promouvoir davantage l'infirmier itinérant et son rôle déterminant et salutaire dans le rural. Les Journées Nationales de Vaccination (JNV) de 1987 comptaient effectivement de faire de cet agent de santé publique de base un pivot dans les stratégies locales de la campagne dans toutes les régions du pays, surtout les moins accessibles aux services publics....
Aux côtés des médecins, infirmiers des structures fixes du ministère, aides-soignants (es), se mobilisèrent en grand nombre étudiants en médecine, notamment de la faculté de Casa encadrés sur le terrain par Pr Harouchi (qui allait devenir par la suite ministre de la Santé – coïncidence ou récompense ? -), étudiants en journalisme (de l'ISIC actuel) ... Et bien sûr les journalistes, de presse écrite (partisane en majorité à l'époque) et surtout les journalistes et animateurs de la radio nationale (RTM dont R. Essabahi, A.Boukili et les regrettés Sayyda Leyla Malika Meliani et Khalid Mechbal). Ces journalistes et animateurs étaient le coeur du dispositif de la stratégie de communication et de mobilisation sociale... Avec, en parallèle, à longueur de journée et de soirée, des spots en prime time à la télévision (RTM et 2M).
Villes, villages, Douars, Ksours, régions et communes, souks et mosquées et tout regroupement de population furent visités, sillonnés (à dos de mulet parfois), animés, utilisés et investis pour le déploiement de la stratégie de sensibilisation et de mobilisation pour que les familles présentent, à trois reprises, leurs enfants de moins de 5 ans et les femmes en âge de procréer aux trois rendez-vous de l'immunisation sur les mois d'octobre, de novembre et de décembre de 1987 et de 1988... Un souffle épique exigé des personnels de la santé publique, des compagnons de route et partenaires (journalistes, artistes, agents locaux des différents services de l'Etat, Imams... équipes de l'UNICEF conduites par le regretté Dr. Othman Akalay) ...
Une armée supervisée, suivie et évaluée quant aux impacts et résultats sur le terrain par une équipe d'inspecteurs infatigables dirigée, sur le terrain, par l'inspecteur général, Dr. Abderrahman Zahi. Une opération inédite pour le Ministère, sous la responsabilité, après le ministre, du Directeur central (ex encadrant de première ligne des questions sanitaires lors de la Marche Verte, Dr. Abdelhay Mechbal) et qui a demandé un souffle et une confiance sans précédents aux mères et pères pour accomplir ce devoir (« Vacciner nos enfants est un de devoir pour nous », slogan central de la campagne).
Au finish, fin 1988, le pays atteignait plus de 95% de couverture vaccinale à l'échelle nationale et consolidait définitivement son nouveau « Programme National d'Immunisation » (PNI) confié, au plan opérationnel, à un jeune médecin, Dr Mustapha Denial, très tôt et valablement aguerri à l'encadrement sanitaire en milieu enclavé, la région de Tata en l'occurrence, et entouré d'une équipe des meilleurs cadres en enquêtes épidémiologiques, statistiques et programmations, dont le regretté Infirmier Major de santé publique, M. Assoultani qui, comme consultant de l'Oms dans les années 60, a conduit et réussi l'éradication du paludisme en... Tunisie ! Un héros de nos JNV disparu sans reconnaissance... Les Marocains ne reconnaissent pas aux leurs exploits et mérites – ou font semblant – c'est connu !
La honte du Nord au Sud
Alors que nous arrive-t-il ces derniers mois, depuis l'automne 2023 ?! La honte ! Le département en charge de ce pan crucial de la vie nationale nous apprend qu'il a enregistré 8000 cas de rougeole en 2024 dans 12 régions dont 19 morts et une flambée de cette maladie mortelle sur une étendue du Nord au Sud du pays : Souss Massa (avec un taux de couverture tombé à 50%), Tin Ghir, Safi (revenu à un taux autour de 20%), à Chihaouia, à Tétouan, à Chefchaouen et même dans plusieurs quartiers de la perle du Nord, Tanger ! Qui ne tomberait pas de sa chaise en sachant que la couverture nationale dépassait les 95%, il y a un peu plus que cinq ans ?! Un taux qui a régressé à 75% entre septembre 2023 et mars 2024...
Autant dire que le Maroc n'aura plus que ressasser – comme ici – une épopée de temps perdus quand il arriva, dans les années 90 et début du millénaire, à être salué par l'OMS et l'Unicef et envié par nombre de pays, y compris ceux du Maghreb dont il a initié et conseillé les premières campagnes de vaccination de leur histoire. Le Maroc qui, par son projet en cours de réalisation du plus grand centre de production de vaccins en Afrique, avoue-t-il maintenant qu'il vit une pénurie de vaccins ?.. Ou que ses stratégies sont devenues obsolètes, en rupture avec les comportements de ses populations ?… Tout service public performant et durable prend en compte le fait que ses cibles sont toujours exposées à de fausses croyances, à des renoncements plus ou moins justifiés, à un délitement du sens de leur responsabilité (à l'endroit de leurs enfants, en l'occurrence)... Nombre de pays avancés (France, Canada...) ont été surpris tout récemment de la tendance de leurs populations à renoncer au « VAR » (vaccin contre la rougeole) pour cause de croyance qu'elle avait disparu de leur environnement... Quid des campagnes de rattrapage chez nous ? Quid des enquêtes épidémiologiques périodiques, des enquêtes opérationnelles et d'évaluation de l'inspection générale, des enquêtes pilotes concernant des cibles, milieux ou populations sensibles ou vulnérables, du système de remontée de l'information depuis le terrain jusqu'aux différents rouages de décision, de la cartographie actualisée sans cesse des maladies et infections récurrentes par région, par bassin... Quid du calendrier de vaccination (introduit au Maroc en 1981 mais à réviser obligatoirement sans cesse)... Quid des performances et formations des ressources humaines, des apports et implications effectifs des partenaires et appuis (autres services publics, élus, leaders d'opinion...) Quid et quid ?
Que conclure de plus... Sinon que ce long – et douloureux – voyage dans le passé, pas si lointain dans notre mémoire nationale (les trentenaires actuels ont été la cible des JNV de 87 & 88), donne une dimension insupportable à notre honte actuelle estampillée par la rougeole... La régression, quand elle devient persistante, voire structurelle, du fait, parfois, juste, de l'oubli des efforts et résultats obtenus, nourrit le sous-développement qui devient alors exponentiel, une fatalité... Car les lauriers se fanent toujours tôt ou tard, surtout quand on ne les arrose pas régulièrement ou quand on les arrose avec trop d'eau...d'autosatisfaction endormante.
Consultant Unicef/Oms en IEC pour les JNV 1987/1988.
Psdt Honoraire du Réseau des Chaires Unesco en communications (Orbicom).


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