Neroz Hussein décroche son linge qui balance au soleil sur le toit et forme un voeu pour l'élection présidentielle turque qui approche: « Qu'Erdogan l'emporte ». La mère de famille originaire de Kobané, dans le nord à majorité kurde de la Syrie, espère que le président turc au pouvoir depuis vingt ans sera reconduit le 14 mai parce que, justifie-t-elle, « Recep Tayyip Erdogan nous aidera à rester ici ». Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011, la Turquie accueille officiellement 3,7 millions de Syriens – probablement plus de 5 millions au total – qui ont fui le régime de Bachar al-Assad, les bombardements russes et les attaques du groupe jihadiste Etat islamique (EI). A la veille du scrutin, la communauté qui vit en grande majorité sous le statut de « protection temporaire » redoute la victoire du candidat de l'opposition, Kemal Kiliçdaroglu (Parti républicain du peuple, CHP), qui promet le rapatriement des Syriens « dans les deux ans ». Neroz, 35 ans et son époux Adil Sheho, 38 ans, sont arrivés en Turquie en 2015: « Deux semaines après notre mariage, Kobané a été attaqué par l'EI », raconte l'homme. Installée dans la ville de Sanliurfa (sud), à 40 km de la frontière syrienne, la famille considère la Turquie comme sa « seconde patrie », sourit Neroz sous son foulard ivoire. « Nos quatre enfants sont nés ici, ils ne connaissent pas la Syrie », confirme Adil. « Au début, on nous a bien accueillis mais la situation a changé à cause de l'économie », s'inquiète-t-il alors que l'inflation a dépassé l'automne dernier 85% et que la livre turque a sombré. « Même s'ils ne nous renvoient pas d'un coup, ils vont faire pression sur nous, exiger des papiers, augmenter les loyers, les factures… ». En 2021, le maire CHP de Bolu (nord-ouest) avait supprimé les aides sociales et multiplié par onze les factures d'eau des réfugiés syriens, et plus que doublé la taxe pour enregistrer les mariages afin de les décourager: désavoué par son parti, il avait dû s'acquitter d'une amende. Mais l'épisode a frappé les esprits. Quelque 240.000 Syriens en Turquie ont obtenu la nationalité donc le droit de vote, par le biais d'investissements (dans des entreprises, achats de biens immobiliers…) ou, comme Hussein Utbah, en étudiant. Hussein, 27 ans, naturalisé en 2020, votera pour la première fois mais il est le seul de sa famille, et pour l'avenir de sa mère Zara et de ses cinq frères et soeurs, il votera Erdogan. « Avec mes amis, on partage le même avis: pas seulement parce qu'on est Syrien, mais parce qu'on voit ce qu'il a fait pour le pays », indique l'étudiant en ingénierie mécanique. Hussein n'accorde aucun crédit au CHP quand il parle d'un « retour volontaire et dans la dignité »: « On ne peut pas rentrer et faire confiance à Bachar al-Assad ». Arrivée de Raqqa en 2015, après l'irruption de l'EI qui en a fait sa « capitale », la famille n'envisage pas de repartir. Zara Dogbeh, la mère quinquagénaire, veuve depuis trois mois, a lancé un service de traiteur à domicile très apprécié dans son quartier. « On a déjà vécu 2018 », la précédente présidentielle. « Mais cette fois on a bien plus peur: dans chaque discours (le CHP) parle de nous renvoyer ». « Ils vont nous chasser par une nuit sans lune », glisse-t-elle. « Même nos voisins turcs ont peur pour nous ». Devant sa permanence à Sanliurfa, le responsable du CHP, Halil Barut, se veut rassurant: « Le plus important c'est leur sécurité, ce sont nos frères. On ne peut pas les jeter au feu, les renvoyer dans la guerre », jure-t-il. « Mais avec leur arrivée les prix des maisons, les loyers ont augmenté, ça nous a nui », affirme-t-il, même si les Syriens ont fourni une main d'oeuvre bon marché au textile turc, sur les chantiers et dans l'agriculture. Pour Omar Kadkoy, chercheur du think-tank Tepav à Ankara, le scénario d'un rapatriement massif paraît toutefois « irréaliste ». « Même avec la fin de la guerre en Syrie, il faudra s'assurer de la sécurité sur place, or on parle de disparitions, de persécutions, d'enlèvements qui continuent », relève-t-il. Le chercheur voit dans la rhétorique sur le « retour » des Syriens « un outil pratique » de campagne, « plutôt que de s'attaquer à des questions pressantes comme l'économie, la justice, la démocratie… ». Omar Kadkoy s'attend d'ailleurs à une très faible participation des Syriens en état de voter, et principalement « par dette morale envers Erdogan ». « On ne fait rien de mal ici, on est utile à la Turquie », fait valoir le fils de Zara et frère de Hussein, Mohamed Utbah, 25 ans, qui enfourche son scooter pour livrer les commandes avant de rejoindre son emploi de gardien d'immeuble.