Nous vivons un temps apparemment fixe, statique, confinement oblige; néanmoins c'est un temps traversé de grandes mutations dont on n'entrevoit encore que quelques signes précurseurs. Les véritables prémices annonciatrices des temps nouveaux ne font qu'émerger. Nul besoin de jouer au visionnaire, il n'y a qu'à observer notre propre quotidien; il est riche en indicateurs qui vont dans le sens de la métamorphose annoncée. Comme ce qu'il en est du rapport aux images. J'appartiens à une génération qui a découvert les images dans une salle de cinéma. Nous sommes la génération de la cinéphilie. Le confinement actuel révèle et accélère une tendance, celle du repli de la salle de cinéma comme référence majeure de la culture cinématographique ; comme patrie originelle des films. La nouvelle cinéphilie se développe avec ce repli domestique. Au cœur de cette reconfiguration, il y a incontestablement la réhabilitation d'un genre jusqu'ici marginalisé par la cinéphilie canal historique, à savoir les séries télévisées. Se déclarer fan d'une série, en faire un objet d'étude ou d'analyse relevait d'une hérésie. Mais les temps ont changé et Twin Peaks a fait la Une des cahiers du cinéma, la bible de la cinéphilie pure et dure. Le changement est venu en effet des Etats-unis avec le tournant des années 1980 qui ont vu l'arrivée sur le marché audiovisuel d'un nouveau produit, les néo- séries. Face à la concurrence du câble et à la dérégulation du marché les trois Networks traditionnels américains (ABC, CBS, NBC) ont été dans l'obligation de faire du nouveau à partir des dramas de la paléo-télévision qui avait fait son succès avec les classiques séries et feuilletons ; le modèle étant Columbo (un seul héros, une intrigue…). Cette mutation fondée sur une nouvelle grammaire narrative (plusieurs intrigues entrelacées, plusieurs personnages, diversités thématique…) a été favorisée par la reconnaissance du rôle des auteurs, des scénaristes. L'ère des néo-séries consacrent l'importance de la notion d'auteur dans le système de la production audiovisuelle. Une figure émerge à ce niveau avec Dick Wolf auteur de l'une de mes séries préférées, New York Unité spéciale (Law and order en version originale). Au moment où chez nous avec la traditionnelle polémique marocaine autour de la programmation télévisuelle du mois de ramadan, il est utile de voir comment la réussite d'une série est d'abord la conséquence d'une cohérence entre une forme et un contenu. La force de ces néo-séries émane de leur écriture qui leur assure un ancrage dans leur environnement social. Elles établissent clairement que le monde qu'elles décrivent est le même dans lequel évolue le spectateur; les néo-séries interpellent leur public en l'incitant à s'interroger sur sa société et ses institutions. Elles tranchent également avec le découpage manichéen du monde ou les discours simplificateurs. Le script met en avant la complexité du monde social qu'il représente et surtout en multipliant les points de vue sur le même sujet. Ce que j'aime justement dans la série New York Unité spéciale c'est que régulièrement des personnages représentant la parole publique – juges, avocats, policiers…- s'opposent sur des questions d'éthiques ou de politique publique. Le gain pour la série n'est pas seulement symbolique (une valeur ajoutée) mais il est également dramaturgique puisque cette opposition/ confrontation des points de vue donne de la consistance dramatique à la série en mettant en exergue le conflit, principal ressort de l'évolution de l'action. Cette divergence de points de vue a en outre des vertus pédagogiques puisque en présentant une panoplie des thèses en présence défendues par l'un ou l'autre des protagonistes, elle offre au spectateur une distance critique susceptible de lui permettre de se faire sa propre opinion sur le sujet du débat. Cette approche polyphonique de l'écriture, qui souvent, n'exclut pas la présence d'un point de vue humaniste de l'auteur, explique le succès quasi universel de ses séries, inspirées pourtant d'un fait divers local.