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Dérapage incontrôlé
Publié dans Albayane le 25 - 06 - 2010

Simo se regarde dans la glace, attentif, le peigne dans une main et les ciseaux dans l'autre, prêt à entrer en action pour parfaire la tenue de sa barbe. Tout poil qui dépasse un tantinet est instantanément coupé. Une barbe déjà poivre et sel, due certainement à une carence en mélanine causée par le stress ou à un héritage génétique. Elle est longue de deux centimètres environ. Il la cultive avec une passion chaque jour plus forte. Il attend avec impatience que les poils blanchissent, ce qui donnerait à sa barbe plus d'éclats. Il aspire secrètement à une barbe semblable à celle de Moïse. Depuis qu'il a vu les «Dix commandements» avec Charlton Heston, il est tombé amoureux de cette barbe. Une barbe qui inspire le respect, donne de la prestance et incarne ce qu'il y a de plus beau en matière de barbe lui semble-t-il. Un dernier coup d'œil critique et il quitte son appartement.
Aujourd'hui il va se faire quelques-unes de ces débauchées qui emplissent de plus en plus la ville. Elles deviennent de plus en plus audacieuses. Certaines ressemblent à s'y méprendre à ces infidèles d'Européennes. On les confond facilement avec elles. Les cheveux longs tombant sur des épaules nues ou coupés court comme des garçons. D'ailleurs quand elles ne sont pas à demi nues avec des jupes au-dessus du genou, elles mettent des tee-shirts courts et des pantalons dits taille basse qui tombent en dessous des hanches, laissant le nombril et le bas du dos découverts au vu de tous les regards de la rue. Certains de ces regards ne manquent pas de se délecter de cette peau nue exposée ostensiblement ; la honte ! Un appel à la déviance du droit chemin, une invite à la débauche pure et simple.
C'est le sujet de prédilection des Frères au cours des réunions hebdomadaires après la dernière prière du soir (al-îchâe). C'est aussi l'occasion de débattre de l'organisation et de la planification des expéditions de prêche, surtout punitives pour ceux qui se vautrent dans les délices du pêché. Simo adore ces sorties avec ses frères barbus. Il adore ce sentiment de puissance que lui confère le groupe. Rien ne peut l'atteindre, il se sent invincible. Il fait partie d'un bloc de fidèles. Il se sent investi de la noble mission de remettre les déviants sur le droit chemin. Ils choisissent en règle générale des plages non surveillées et peu fréquentées, il y en a tellement entre Rabat et Casablanca, pour déverser leur trop-plein d'énergie, de rancune et de machisme. Ils se mettent d'abord en train par des exercices physiques d'arts martiaux. Ils doivent être prêts à toutes les éventualités. Le karaté et le taekwondo sont les disciplines préférées des barbus. Leurs cris s'entendent à des centaines de mètres à la ronde. Malheur aux estivants qu'ils rencontrent sur ces plages ! Ceux qui connaissent les barbus ou qui ont entendu parlé d'eux déguerpissent sans demander leur reste. Ceux qui ne les connaissent pas subissent leur «jihad». Dieu n'a-t-il pas exhorté ses fidèles à faire tout leur possible pour lutter contre les injustices de ce bas monde par tous les moyens, par les actes s'ils le peuvent, sinon par la parole ou en dernier recours par la prière ?
Seulement, dans la tête de Simo, tout cela est confus. D'un côté les enseignements de ses frères et de l'autre ses sentiments propres. Il a beau réfléchir aux dires de ses frères barbus, il n'arrive pas à adhérer à tous les préceptes qu'ils essayent de lui inculquer. Ils ont beau condamner la prétendue nudité des femmes, il ne peut se résoudre à être d'accord à 100% avec eux. Bien entendu il n'a jamais dévoilé à quiconque ce qu'il pense vraiment de telles condamnations. Il a peur de perdre tous les avantages pécuniaires qu'ils lui ont procurés et ceux qu'ils lui ont promis, en particulier lui trouver une gentille épouse pieuse et soumise. Tout ce qui l'intéresse, c'est de profiter de ces avantages et surtout de la jouissance qu'il tire de ces expéditions punitives où il s'est découvert des penchants jusque-là inconnus. Il se montre le plus véhément, il crie plus fort que les autres. Il se montre même inventif dans l'acte et la parole, particulièrement en présence de belles femmes débordantes de vie et de féminité. «Honte à vous, dévergondées, combustible de l'enfer ! Rhabillez-vous et rentrez chez vous, disciples de Satan ! Tfou !», leur jette-t-il à la figure et, aussitôt, les crachats commencent à pleuvoir de tous les côtés sur les malheureuses estivantes en proie à une peur panique. Simo se délecte de telles situations et en profite pour donner libre cours à ses penchants pervers. En plus des crachats, il a inventé les poussées déstabilisantes. «Couvre-toi les seins, prostituée !» En réalité il laisse ses mains s'attarder un peu sur une poitrine à moitié nue ou sur une fesse bien ronde. Quant à leurs compagnons, si elles en ont, ils subissent les mêmes humiliations et même pire si jamais ils font mine de protester. Les barbus trouvent ainsi l'occasion de se défouler sur ces malheureux en mettant en pratique les enseignements d'arts martiaux qu'ils ont reçus. C'est en ces moments que Simo prend vraiment son pied. Il se délecte de la frayeur dans leur regard, du tremblement manifeste qui les prend et surtout de ce frémissement incontrôlé de la peau quand il la touche.
À 24 ans, Simo est encore puceau. Il n'a jamais eu de rapports sexuels avec une femme. Son physique ingrat ne l'aide pas à se faire des petites amies. Petit, 1,60 m, des membres fluets et une bedaine rebondie en contraste flagrant avec la maigreur de son corps. Ajoutez à cela un nez prédominant dans un visage osseux, maladif. Seule la barbe atténue quelque peu la réaction de répulsion qu'il suscite au premier regard. De plus, il a reçu une éducation religieuse confuse, pleine d'interdits et de recommandations contradictoires qui entrent en conflit permanent avec ses propres idées, ses propres sentiments. Il en est tellement imprégné qu'il n'arrive pas à exprimer convenablement ses pensées, surtout en présence du sexe opposé. Sa vie sexuelle se résume à quelques masturbations en cachette, de temps à autre, sans pour autant satisfaire pleinement son désir animal et ses fantasmes solitaires. Les réelles jouissances sont celles qu'il vient de découvrir au cours des expéditions punitives avec ses camarades barbus.
«Bonjour Simo, à quand la délivrance ? Hi, hi,…», l'interpelle un de ses voisins. C'est ainsi que ses connaissances le chambrent à propos de son gros ventre de femme enceinte. Mais ce qui le contrarie le plus, c'est ce diminutif de «Simo» qu'il trimbale depuis belle lurette. Il n'arrive pas à l'accepter. Son vrai nom est Mohamed. Il ne décolère plus depuis qu'il a pris conscience de l'importance que lui confère la barbe dans la société. Plus la barbe est bien taillée, plus elle est belle et plus elle inspire respect et confiance. Lorsque vous parlez d'une façon pondérée en introduisant Dieu dans votre discours vous attirez l'attention et on vous écoute avec déférence. Hélas, tous ceux qu'il connaît continuent à s'adresser à lui par ce diminutif qui le rapetisse et ça le met dans tous ses états. Les anciennes habitudes ont la vie dure. Tout le monde l'appelle Simo à l'exception des barbus, les frères musulmans, qui l'ont adopté depuis qu'il a commencé à fréquenter la mosquée de son quartier. Eux du moins le reconnaissent à sa juste valeur. Ils lui ont promis, un rang social plus élevé et une épouse, une vraie musulmane.
Il prend sa voiture, traverse l'oued Bouregreg, laissant Salé derrière lui et se dirige vers la ville de Témara par la côte. Il opère toujours loin de chez lui. Il espère trouver une femme isolée pour expérimenter sa nouvelle idée dans l'art de terroriser les femmes. D'habitude il se contente de montrer son grand poignard dans son fourreau tout en les insultant et en menaçant de les égorger et ça marche à merveille. Mais aujourd'hui il espère pouvoir aller plus loin car il est persuadé que le simple contact du plat de la lame avec la peau va glacer le sang de sa proie. Il en est tout excité !
Seulement le destin en a décidé autrement.
Sur la route qui mène de Rabat à Témara, il rencontre l'objet d'un autre moyen de jouissance. Comme toujours, il reste aux aguets, prêt à profiter de la moindre occasion qui se présente à lui pour s'adonner à sa passion favorite, jouir de la peur du sexe opposé. Il se montre toujours inventif.
Arrivé à la montée des Oudayas, une petite voiture de sport décapotable, une japonaise, le dépasse rapidement, conduite par une jeune femme les cheveux au vent et le sourire moqueur, lui semble-t-il. «La salope se fout de ma gueule et de ma bagnole !», marmonne-t-il contrarié. Mais voila qu'un policier arrête la circulation pour permettre à un groupe de touristes de traverser. La chance ! Simo s'arrête à la hauteur de la voiture de la jeune femme, plus basse que la sienne, et découvre d'un regard plongeant de splendides cuisses exposées à sa vue sous le regard amusé de la jeune femme. «Et ben, ma salope !», bafouille-t-il. Il se détourne d'elle et fixe son attention sur le policier, attendant son signal pour démarrer en trombe, se glisser devant elle et lui interdire de le dépasser car, un peu plus loin, la route devient étroite et ne permet plus le dépassement. Son plan est arrêté. «Attends, sale pisseuse, je vais te faire rentrer ton sourire dans le gosier !», bougonne-t-il furieux. Il retrouve son langage vulgaire quand il n'est pas avec ses frères barbus. Tout le long de la côte de Rabat où la circulation est dense et la vitesse limitée, il reste devant elle, attentif à ne pas se faire dépasser, attendant le moment propice pour mettre son plan à exécution.
Il sait que sa vieille bagnole ne peut rivaliser avec la japonaise et que d'un moment à l'autre, elle va le doubler. Repérant un camion qui arrive au loin à leur rencontre, il ralentit faisant semblant de lui laisser le passage. La jeune femme tombe dans le panneau, déboîte à gauche et accélère pour le dépasser avant l'arrivée du camion. Elle a le temps. Alors Simo, comme un pilote de formule un, applique ce qu'on appelle le double débrayage : point mort, accélération à fond et mise de la 5ème vitesse, tout cela en un temps record. L'effet est immédiat ; sa voiture fait un bond en avant et vient à la hauteur du bolide de la jeune femme. Surprise, cette dernière freine puis accélère, panique en voyant qu'elle ne peut dépasser Simo, freine et essaie de se rabattre derrière lui. Trop tard le camion est déjà sur elle et la percute légèrement à l'arrière. C'est suffisant pour la faire tournoyer et l'envoyer se fracasser sur les récifs en bas de la route, au bord de l'océan.
Simo continue de rouler un moment avant de faire demi-tour et de venir se mêler aux badauds qui se sont agglutinés sur le lieu de l'accident. Personne ne parle de lui, personne ne le soupçonne. Il se sent rassuré. Hélas ! La jeune femme est morte sur le coup. Simo est atterré. Il s'enfuit loin de ces lieux.
«Je voulais seulement l'effrayer un peu !», balbutie-t-il. Il rentre chez, lui tremblant de peur, dépose sa vieille guimbarde dans un parking et se calfeutre dans sa garçonnière. Il ne sort que pour le strict nécessaire sursautant à la moindre apparition dans son champ visuel d'un agent de police. Il n'arrive pas à calmer son appréhension. Le film de l'accident se déroule inlassablement dans sa tête et lui donne des cauchemars le jour comme la nuit.
Quelques jours plus tard, on frappe à sa porte. Il ouvre et se trouve nez à nez avec des policiers. Ils lui passent les menottes.
«Je voulais seulement l'effrayer un peu !», s'écrie-t-il devant l'indifférence des agents d'autorité.
Accusé de terrorisme, d'association de malfaiteurs, de complicité d'attentats à la bombe et de meurtres prémédités, Il est écroué à la prison de Salé.
La cellule de Karia est démantelée. Simo en faisait partie sans le savoir.


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