Rachid Andaloussi: regard d'un architecte sur la ville de Casablanca (12) Al Bayane : Vous avez évoqué précédemment Michel Ecochard qui a succédé à Henri Prost. Va-t-on assister à un changement de la politique urbaine du protectorat ou juste une continuité ? Rachid Andaloussi : La ville n'est pas un espace figé. C'est un corps vivant en transformation permanente. Cette forme d'organisation sociale, n'est pas épargnée des problèmes économiques et sociaux... L'urbanisme à Casablanca avec Michel Ecochard, cet architecte doté d'un parcours exceptionnel, va prendre une nouvelle dimension. L'urgence pour l'administration du protectorat était l'intégration des bidonvillois dans le tissu urbain. Le plan d'aménagement d'Ecochard va ancrer Casablanca dans une dimension plus moderniste, ayant comme référentiels les valeurs de progrès et de l'évolution. Il œuvre à ce que les notions d'hygiène, de repos, de lumière, le droit à l'air et l'éducation soient une partie intégrante des quartiers. Cette volonté de transformer Casablanca en un espace plus moderne s'explique, en partie, par le fait que Ecochard était très influencé par l'architecte Charles-Edouard Jeanneret-Gris, plus connu sous le nom Le Corbusier, l'un des auteurs la Charte d'Athènes. Quels sont les maîtres mots de cette charte ? Michel Ecochard dans son livre «Casablanca, roman d'une ville», laisse entendre que toutes les règles de l'urbanisme sont contenues dans un petit livre appelé la Charte d'Athènes. Et de continuer : «la lecture honnête de ce petit livre apporte à l'urbanisme plus que tous les cours de nos écoles officielles». En fait, la charte d'Athènes se résume en quatre fonctions : habiter, travailler, cultiver le corps et l'esprit et circuler. Contrairement à la première génération des urbanistes, Ecochard partage largement l'idée contenue dans la Charte d'Athènes mettant l'accent sur le fait que «la ville n'est qu'une partie d'un ensemble économique, social et politique constituant la région». Ecochard va-t-il réussir à imposer sa vision ? Ecochard a débarqué au Maroc en 1946. Lors de son arrivée, Le nouveau-venu a indiqué que Casablanca n'avait plus le sens d'urbanisme. Cela est dû, selon lui, aux faiblesses de l'administration, qui a pris les commandes, après le départ de Henri Prost en 1923 et celui de Lyautey en1925. L'une de ses préoccupations majeures est de diminuer le pouvoir incarné par le service des Beaux-arts et des monuments historiques en matière à contrôler et assouplir, par conséquent, la réglementation régissant le secteur. En se référant à un procès-verbal de la réunion du 26 novembre 1949 de la commission consultative en matière de protection des médinas et des zones classées, ce document nous renseigne sur un désaccord entre le service de l'urbanisme, présidé par Ecochard et l'inspection des monuments historiques, dont le chef est Henri Terrasse. Pour plus d'explication, Ecochard tire à boulets rouges sur Terrasse tout en critiquant le caractère contraignant des attributions de son département qui bloque toute initiative innovante visant à effectuer des percées dans l'ancienne médina, ouvrir des voix pour la circulation des voitures ou entamer une rupture avec le style architectural marocain, comme par exemple imposer de larges ouvertures sur les façades. Ainsi, on peut déduire que chez Ecochard, l'urbanisme n'est pas destiné seulement à l'embellissement urbain, mais aussi à la satisfaction des besoins primordiaux biologiques et psychologique de la population. S'agit-il donc d'une révolution en matière d'urbanisme? On assiste à une rupture épistémologique qui pose les jalons d'une nouvelle vision en matière d'urbanisme. Je dirais même une vision d'urbanisme dont l'être humain est le point nodal. Avec Ecochard, l'urbanisme est appelé à travailler sur le plan de l'équipement du territoire. Cela ne peut se faire, selon lui, qu'avec l'imagination et l'amour qui doivent être à la base de telles études, résoudre les problèmes majeurs que posent les villes nouvelles, aussi bien que l'adaptation de nos anciennes cités à la vie moderne... Ecochard, en conflit incessant avec ses supérieurs a été dans l'obligation de quitter le Maroc en 1953. Il a, en outre, fait l'objet des menaces les plus horribles de la part de la mafia de l'immobilier à l'époque. Certaines phrases contenues dans son fameux livre traduisent en fait son intransigeance à atteindre ces objectifs nobles. Il s'agit d'une grande personnalité qui a avait pour finalité d'être au service de l'humanité. Ainsi, peut-on lire dans son livre : «J'ai dû me battre contre les hommes, j'ai dû forcer les incompréhensions, j'ai dû m'imposer dans un maquis où la lutte pour la vie est le but, plus que la tâche à accomplir ». Quels étaient alors les atouts de la vision de Michel Ecochard ? Tous les analystes s'accordent sur le fait que Ecochard a excellé par la mise en place de l'habitat collectif comme un nouveau modèle de logement de masse et ce avec le moindre coût. Albert Deguez, un des collaborateurs de Ecochard, avait écrit qu'entre l'esthétique et le social... nous avons choisi le social. Par ailleurs, au niveau du quartier, il stipule la mise en place d'unités de voisinage, dotés des parcours de piétons et des structures spécifiques : école, bain, mosquée. Rappelons que le Maroc a connu à cette époque un boom démographique sans précédent. Ecochard souligne dans ce sens que «cet accroissement de la population urbaine a fait parcourir au Maroc en trente ans un chemin que la France avait lentement monté en un siècle et demi».