Comme nous l'avons vu lors du dernier numéro de LGM, le travail entrepris à Casablanca par Ecochard s'inscrit dans une certaine conception de l'urbanisme. Une approche de type évolutionniste, éminemment liée au concept de modernisation. Une vision qui se veut immédiatement, tout en misant sur la longévité, à la fois opérationnelle et applicable dans les villes du Tiers Monde. Comment ? En assurant des équipements urbains, mais plus particulièrement les équipements infrastructurels. Un pari sur l'avenir qui n'a pas eu la chance d'aboutir. Michel Ecochard avait un plan bien défini pour Casablanca. Un plan, qui, selon, tous les témoignages de ses collaborateurs de l'époque, visait la mise en application de nombreux procédés urbanistiques qui feront de la ville à la fois un chantier d'expérimentation et aussi une ville d'avant-garde dans les pays arabes. «Travailler à une trame d'équipements de la cité, quelle que soit son étape de croissance, cela reste l'aspect majeur de l'approche d'Ecochard. Dans ce que proposait Ecochard pour Casablanca, il y a une éthique générale et généreuse et une pratique technocratique agressive. Entre les deux, le pont était trop faible pour consacrer à terme le plan d'Ecochard.» Le constat est clair, Michel Ecochard avait des ambitions pour la ville, mais les gens de la ville ne pouvaient suivre les rêves d'un tel visionnaire. Dans un sens, on a pas cru que cela aurait pu être réalisable. Sans oublier un autre facteur crucial, c'est que l'urbaniste, dans le cadre de ses responsabilités, était en train d'opérer une mise à niveau entre urbanisme et aménagement du territoire. Et c'est simple : pour s'imprégner de la philosophie urbanistique de Michel Ecochard, il faut saisir l'importance que l'urbaniste donnait à la planification des voies de circulation. L'«urbanité» casablancaise, avec son caractère pléthorique, exprimé bien avant l'action d'Henri Prost, s'est traduite par un espace urbain éclaté. L'ayant néanmoins prévisualisé, Ecochard se risque à «penser» la fragmentation de l'espace, pour mieux l'organiser et en prévenir les problèmes dans le scénario d'une ville coloniale. Une lecture du temps et de l'espace très en avance par rapport à son époque et qui vaut à son auteur de nombreux problèmes sur la réalité du terrain. Nous sommes là devant son idée maîtresse, «l'idée directrice» de son plan d'urbanisme : l'application du zonage. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'Ecochard n'a fait qu'enrichir la conception prédéfinie par son prédécesseur, et ce, pour garder une ligne bien définie de la ville. Donc, face à cette tendance ségrégative que certains analystes appellent aussi «tendance spécialisée », le tissu urbain et social devait finir par trouver un terrain d'entente. Et malgré les problèmes, l'idée demeure dans l'urbanisme d'Ecochard, même si parallèlement il y a eu une avancée certaine de l'habitat social. Et aujourd'hui, l'idée du zonage a pris une tournure anarchique, hybride, en total déphasage avec ce que pouvait mettre en place Michel Ecochard. De la ville comme espace-temps Deux grandes lignes dans le travail de Michel Ecochard au Maroc retiennent l'attention des grands spécialistes de l'urbanisme : d'abord la ségrégation spatiale et la hiérarchie sociale; ensuite les mouvements de modernisation par l'architecture. Autant dire une lecture de l'urbanisme comme composante politique, sociale et économique. C'est cette nouveauté qui a fait peur à tant de responsables coloniaux de l'époque. Le bâtiment n'est plus un ensemble de constructions qui répond à des besoins, mais bel et bien des outils qui participent d'une politique globale. «Après l'indépendance politique obtenue en 1956, les migrations internationales des populations européenne et juive marocaine sont désormais inéluctables et irréversibles. Les villes du Maroc déplacent leur centre de gravité (ce que n'avait pas pris en compte l'aménagement d'Ecochard, puisque celui-ci travaillait sur une ville coloniale), et par là même, la ségrégation spatiale promue par l'urbanisme colonial va se transformer en ségrégation sociale promue par le niveau de vie». Nous sommes donc de plein fouet face à de nouveaux phénomènes urbains sous-tendus par le social et le politique. Comment gérer de telles problématiques? C'est simple, et le mouvement semblait couler de source: «Les Européens quittent définitivement les quartiers qui leur étaient proposés, et l'élite citadine marocaine les remplace dans ces logements d'un nouveau type». Suivent d'autres flux migratoires et d'autres déplacements comme celui des juifs marocains qui sont de plus en plus nombreux à émigrer et donc à vider le mellah et la vieille médina. Que se passe-il alors à cette période précise ? L'explosion des «bidonvillois» et des migrants ruraux qui s'entassent dans la médina jusqu'à la «taudification», ont définitivement condamné le cœur même de la ville de Casablanca. Et Michel Ecochard était conscient de cette évolution fatale qui pourrait détruire à jamais le visage de la ville puisque, ce qu'il faut aussi prendre en compte, c'est que parallèlement à ces mobilités multiples de population, le courant de l'exode rural prend de plus en plus d'importance. Un phénomène que rien ne pouvait arrêter à l'époque (et même aujourd'hui, la réflexion devant se porter sur l'évolution à très long terme d'une ville et non une vision à court terme !). Le paysage social de la ville s'ancre comme auparavant dans une hiérarchie d'habitat et de quartiers. Et ce que craignait Ecochard finit par avoir lieu : nous assistons à l'aube de l'indépendance du pays à ce que sera la ville plus tard : un espace séparé et presque étanche. Et les sources d'une telle situation sont à trouver dans l'idéologie car, le développement séparé des communautés durant le Protectorat relevait essentiellement d'une option politique. De ce fait, sur le terrain, cela se traduisait par un éclatement physique de la ville. Nous sommes devant un assemblage discontinu de quartiers plus ou moins achevés. Par la suite, l'économique entre en jeu, ce qui fait qu'à l'Indépendance, la mise en place d'un nouvel ordonnancement social au sein de la ville va finalement traduire une détermination toute économique. Il faut, par ailleurs souligner que cette transformation touche également les villes traditionnelles du Maroc. Le cas d'une cité historique comme Fès est à cet égard révélateur. Ecochard-Prost : deux visions de l'espace Deux hommes, deux grandes figures, deux approches différentes, deux architectures et deux réflexions sur l'espace qui auraient pu former un tout de grande intensité. Pourtant, d'une époque à l'autre, Casablanca a changé de visage. «Contrairement au Casablanca de Prost, celui d'Ecochard est ancré dans la durée, même si celle-ci s'inscrit dans une représentation du temps exogène et progressiste». Ce que nous propose ici J.P Frey de cette conception originale, ambitieuse de la polis du XXème siècle conçue pour une ville de développement colonial (dont on suppose implicitement la croissance forte et soutenue) allait être combattue par ceux même qui avaientt appelé l'urbaniste au chantier. Ecochard devait mettre un frein à ses conceptions d'un espace assujetti à l'impact du temps. Ne disait-il pas que « les cités sont faites pour s'agrandir, mais il leur faut des limites étudiées». La fin du travail d'Ecochard était prévisible à plus d'un titre, étant donné que sa vision ne pouvait plus cadrer avec les mercantilismes montants et surtout le manque de discernement de plusieurs responsables pour qui le patrimoine n'était pas une clef de développement. Et J.P Frey de continuer posant la question : «Les raisons de l'échec sont riches d'enseignements, confrontées au projet urbanistique en lui-même; les politiques urbaines qui en découlent, peuvent-elles se substituer à la politique globale, contrer la logique spéculative sur le foncier, et cadrer des pratiques urbaines «spontanées»?» L'échec marocain n'arrêtera pas le visionnaire Ecochard qui ira plus loin pour mettre en application ses techniques et surtout sa vision poétique de l'espace. Il poussera sa réflexion plus loin encore en systématisant cette approche de l'urbanisme dans une réflexion globale sur les villes du Sud. C'est dans cette optique, qu'après Casablanca, on le retrouvera à l'oeuvre à Karachi. « S'il a, dans une certaine mesure, échoué au sein de l'administration coloniale, il a en tous cas soulevé un problème toujours d'actualité en matière de politiques urbaines au Maroc: celui de l'habitat du plus grand nombre.»