Interview avec Aicha Chenna, présidente de l'association Solidarité féminine Aicha Chenna, présidente de l'association solidarité féminine, dévoile quelques chiffres inquiétants sur la problématique des mères célibataires au Maroc : 153 naissances en dehors du mariage, 24 bébés abandonnés par jour, 600 à 900 avortements clandestins par jour ! Al Bayane : Vous êtes à la tête d'une association qui reçoit et gère les mères célibataires. Quel bilan en faites-vous ? Et quels sont les principaux changements ? Aicha Chenna : Malheureusement beaucoup de problèmes surgissent. En effet, si le bilan était positif, il n'y aurait pas autant de bébés abandonnés, soit 24 chaque jour. Cette situation persistante se traduit par le manque de réponses concrètes aux problèmes existants et l'incapacité à répondre à ce genre de problèmes. Certes, on peut noter un petit changement dû au travail des associations et médias qui ont mis à jour un problème qui existe depuis la nuit des temps et dont personne ne voulait parler, mais je ne suis pas pour autant très optimiste. Le seul optimisme que j'ai est du au fait que les mamans osent de plus en plus garder leurs bébés. Même si la famille rejette l'enfant, il peut tout au moins survivre étant aux cotés de sa mère. Quel est l'état actuel des mères célibataires au Maroc ? Y'a-t-il une réglementation qui les protège ?sinon que proposez- vous dans ce sens ? Il y'a 153 naissances en dehors du mariage. Ces statistiques sont des chiffres noirs faits par l'étude INSAF et l'Unicef. En effet, 24 bébés sont abandonnés par jour, 600 à 900 avortements clandestins sont réalisés par jour, c'est énorme. Le constat est malheureusement négatif et l'exclusion continue à exister. Les enfants abandonnés souffrent de l'hypocrisie sociale. D'ailleurs, l'appellation «enfants naturels» est toujours présente et la loi 446 punit et considère la mère célibataire comme prostituée parce qu'ayant eu un enfant en dehors du mariage. La jurisprudence 446 « considère qu'un enfant né en dehors du mariage est bâtard et doit rester bâtard ». Il n'a pas à être reconnu par le père même s'il le désire. La solution à pourvoir pour améliorer cette situation c'est la prévention car dans les lycées et collèges, il y'a une totale absence d'éducation sexuelle. Tous doivent également se mobiliser pour garantir à ces mères célibataires et à leurs enfants une existence digne et une intégration dans la société. A l'époque du prophète c'était à partir du portrait qu'on obligeait les parents à reconnaitre leurs enfants, alors qu'à présent, on peut établir une paternité avec la possibilité de recours à l'analyse d'ADN. Le père doit se porter garant et reconnaitre son enfant. Il faut sensibiliser la population dans l'optique de protéger les enfants comme dans d'autres pays où les pouvoirs publics s'efforcent à trouver la mère de l'enfant abandonné. C'est ce que j'appelle la justice terrestre. Quel soutien apportez-vous à ces mères célibataires ? Combien coûte la prise en charge d'une mère célibataire ? Quelle est la durée maximale de l'hébergement de ces mères ? L'association ne répond qu'à une minorité de cas. Nous prévoyons solutionner sur 3 années le problème dans le cas où la mère peut avoir une formation, prend conscience de son rôle de maman et a de l'estime de soi. Lorsqu'elle arrive à l'association, elle est en pleine détresse. Il faut entreprendre avec elle un travail mené conjointement par l'assistante sociale, la psychologue, la juriste, les formatrices et le staff. Mais en fin de compte nous sommes une force de proposition et on ne peut pas répondre à des détresses. L'Etat devrait s'impliquer dans la prévention et s'assurer que l'enfant reste avec sa mère. Un enfant abandonné placé en orphelinat coûte 3 à 4.000 DH mensuellement sur une période de 20 ans. Quant à la mère qui prend en charge son enfant, elle a besoin elle aussi de 3 à 4.000 DH par mois, pendant trois ans environ. Solidarité féminine se mobilise en offrant à ces mères un programme d'estime de soi leur permettant de faire face à la société en affirmant« Je suis une mère à part entière et je l'assume.» Votre association travaille-t-elle en concertation avec le gouvernement et dans quel sens ? L'Etat ne répond pas concrètement à ces problèmes. On ne perçoit rien, pourtant nous avons besoin d'aide et de subventions pour aider ces femmes célibataires et leurs enfants. Des actions sont entreprises dans différentes villes par Sa majesté le Roi au profit des femmes en détresse, mais celles-ci se font dans le cadre des opérations de l'INDH.S'agit-il d'une réponse étatique ou associative ? En effet, le Roi donne des signes positifs. Pour aller de l'avant, il faudrait que les autres acteurs suivent ses pas. Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes affrontés ? On rencontre toute sorte de difficultés alors que nous sommes les plus lotis des associations qui existent sur Casablanca. On n'a pas la capacité de répondre à tous les problèmes sociaux. On s'en sort très difficilement. De surcroit, notre personnel est très mal payé par rapport au marché du travail .On enregistre beaucoup de dépenses surtout avec l'augmentation des prix. Quelles sont les activités qui vont être programmées durant le mois de ramadan ? Les formatrices apprennent aux mères célibataires à préparer des gâteaux qui seront destinés à la vente et à la consommation. On leur apprend surtout à être autonomes et indépendantes. Quel regard porte la société sur la mère célibataire ? Les mentalités ont-elles changé? Je peux dire que concernant la mère célibataire au Maroc, on fait un pas en avant et deux en arrière. En France, le problème de la mère célibataire a commencé à être solutionné en 1968. L'enfant était considéré comme « bâtard ». Il n'avait pas le droit à l'héritage et était déclaré comme illégitime. Au Maroc, pour le moment rien n'a changé. Il y'a toujours ce regard méprisant en direction de la mère célibataire. La mère célibataire paye les pots cassés pour élever son enfant. Elle est pénalisée par la société alors qu'elle transmet à son enfant l'amour pour faire de lui un citoyen équilibré. Ce travail ne doit pas être banalisé par les termes tels que « weld lehram » ou « bâtard ». J'ai noté tout de même un petit changement quand le roi s'est intéressé à nous et que la situation de la mère célibataire a été médiatisée. Le Roi donne des signes ; le gouvernement devrait se décomplexer pour travailler davantage. Selon mes prévisions, la problématique de la mère célibataire au Maroc ne pourra être résolue qu'après 70 ans voire plus. Il faut être patient et travailler dans ce sens. Je pense que l'acceptation de la mère célibataire se fera au fur à mesure. Quels sont les risques liés au rejet de ces enfants ? La plupart de ces enfants sont frustrés. Quand on leur demande ce qu'ils veulent faire, ils répondent qu'ils voudraient être policiers, gendarmes ou avocats. Je suis étonnée de leurs choix de carrière alors qu'ils sont encore petits. Ils comptent beaucoup pour moi et Je me fais beaucoup de soucis pour leur avenir. Je pense que l'exclusion sociale est la cause de la criminalité. La majorité de ces jeunes n'ont pas reçu d'éducation et d'amour. Si on continue à marginaliser cette catégorie de la population, on ne pourra pas mesurer les conséquences. Dernièrement, au cours du match entre le Raja et les FAR, j'ai vu une scène de violence et de haine menée par ces jeunes. Ces gestes de violence sont réduits à l'amour du ballon, pourtant elle émane d'un manque d'amour familial. Un dernier mot de votre part ? Je suis le Don Quichotte qui se bat contre les moulins à vent par rapport à cette problématique grave que les gens ne veulent aucunement prendre en considération. La société a toujours voulu nier les femmes célibataires et leurs enfants, moi je les explose à l'échelle internationale et j'en suis fière.