Elles sont jeunes, belles et mères. Le destin les a choisies et les bébés leur ont tracé la destinée. La misère les unit, le déshonneur les réunit mais la société les renie. Les déboires qu'elles subissent pourraient bien faire état d'un livre dont les thèmes seraient : chagrin, déperdition et abandon. Mariées à la mélancolie, les mères célibataires ont carrément omis tout goût d'espoir et d'ambition. Elles existent sous l'ombre de la honte et mènent leur vie sous le regard réprobateur d'une société avide de camper le rôle moralisateur. « Qu'est-ce que mon enfant a commis pour mériter tout cela ? Pourquoi l'homme s'en sort-il ? Rejetée, exclue, abandonnée… Pourquoi ? ». C'est un discours qui revient dès que l'on est confronté à ces problèmes. Leurs larmes racontent leurs histoires et dessinent leur parcours. Un parcours qui diffère d'une fille à l'autre mais dont la fin reste la même. La mère nature a décidé depuis la nuit des temps que le bébé soit fait à deux. Il se retrouve en fin de compte démuni d'un père avec une mère égarée face à autant de péripéties. La pression de la société empire davantage la situation : l'équation du bâtard et de la pécheresse ne pourrait donner lieu qu'à un déshonneur qui occupe les tberguigs des proches et des voisins. Cela pourrait durer à tout jamais quand la famille décide de laver son linge sale en accueillant fille et enfant. Cela se passe souvent au vu et au su de tout un entourage qui n'hésite jamais à en parler dès que l'occasion se présente. Obligées de subir le prix de leur pêché, les filles mères sont toujours assujetties aux chuchotements et à la réprimande dès le jour où elles ont décidé, ou pas, de faillir aux règles sociales. Le Maroc, une société encore traditionaliste La face brillante de la médaille : bons salaires, belles voitures, beaux habits, belle allocution, beaux discours, bonne indépendance… Les femmes ont su s'imposer et elles le font partout savoir. Pourtant, le revers rouillé dit autre chose. Notre société est «multi-facettes» et donc comme elle contient ces personnalités, elle a aussi celles dont l'éducation frôlait l'oppression. Une éducation où le sexe faisait partie des lignes rouges qu'il ne faudrait jamais dépasser. «Malgré tout ce qu'on voit actuellement de modernité et d'indépendance qui touchent nos couches sociales, on reste une société traditionaliste où l'on préfère bloquer tout ce qui se rapporte au sexe. Les quelques familles qui optent pour la liberté d'expression avec leurs enfants, ne trouvent aucune difficulté à communiquer et à vivre pleinement leur sexualité après. Il y a une règle fondamentale qui ne trompe jamais: les filles proches de leurs papas n'ont jamais de problèmes. Les rapports père-fille / garçon-mère ont toujours été forts. Quand on explique la sexualité de façon très pratique, on saura après qu'on pourrait tomber enceinte même avec des rapports superficiels». C'est Aicha Chenna, cette femme qui a signé un parcours de cinquante années d'histoires et d'épreuves. Ses souvenirs sont inébranlables mais pas plus qu'elle. Elle privilégie l'éducation sexuelle au sein de la famille, lance à cor et à cri aux filles qu'elles peuvent facilement tomber enceinte grâce aux «coups de pinceaux», qu'elles pourraient très bien absorber le sperme et ainsi se retrouver avec un bébé sur les bras. Le blocage sexuel chez les femmes est dû à tous ces «hchouma ne parle pas de ça !» et des « ton père va t'égorger et te jeter dehors si jamais tu évoques ça ! les filles de bonne famille ne devraient pas penser à ça c'est vulgaire… ». La fille grandit ainsi sous l'épée de Damoclès. Ne pas en parler, ne pas y penser… Jusqu'au jour où l'appel de l'instinct se fait. Amour, promesses ou encore engagements, les motifs différents d'une fille à l'autre, mais le résultat reste le même. Quand le verdict tombe, la famille continue sa lancée dans l'erreur. Elle ne reconnaîtra jamais qu'elle a participé à la déperdition de leur jeune enfant qui accouche d'un enfant. «J'ai souvent assisté à des scènes où j'étais obligée d'intervenir afin d'éviter un crime. La famille, l'entourage et la société est contre la fille désormais prostituée aux yeux de tout le monde. Quand je la défends, on me classe parmi les acolytes du pêcher et de l'erreur. Si je ne sauve pas cette personne qui a un jour fauté, qui va le faire ? Je ne permettrai jamais de voir une jeune fille qui veut prendre soin de son bébé et reprendre sa vie en main de sombrer dans une société d'intolérants», déclare Aicha Chenna non sans émotion. Elle se rappelle d'une situation qui l'a touchée à jamais. «Wahiba a été fiancée à un marocain résidant en Italie. Elle découvre qu'elle attend un enfant quand il est parti (à tout jamais). Quand elle accouche de sa petite fille, elle vient chez moi en pleurs. Ce qui m'a le plus bouleversée c'est que ses larmes coulaient abondamment comme de la pluie. Je n'avais jamais vu ça. Sa famille voulait vendre son bébé à 50 000 DH. Quand elle réussit à le garder, un cousin lui propose le mariage à quelques conditions. Il reconnaît le bébé comme étant sa propre fille. Ainsi, il sauve l'honneur de sa cousine et cache son impuissance sexuelle !». «Je suis un arbre mort. J'existe pour faire de l'ombre à ma petite fille…», « je fais du maquillage pour sentir que j'existe, j'ai un regard aussi», «je suis désemparée…». Les filles mères évaluent souvent leurs expériences. Celles qui ont gardé l'enfant ne vivent désormais plus que pour lui. Et celles qui ont décidé de s'en débarrasser vivent sous l'ombre de la détresse et du chagrin. Ces petits enfants, beaux comme des cœurs, ont certes un message à passer. On pourrait très bien distinguer des « Je n'ai rien fait moi… » dans leurs gazouillis si innocents. On en a assez ! Le Maroc en a assez de retrouver des bébés dévorés par les chiens dans les poubelles ou des enfants qui grandissent dans des orphelinats bien seuls et sans aide. «On doit vraiment s'estimer heureux. Nos efforts n'étaient pas vains. A présent, notre pays est un exemple pour les autres pays arabes qui n'arrivent encore pas à reconnaître le phénomène. On vit une ère de conscientisation. Les gens sont interpellés dès qu'ils entendent parler de filles-mères. Les politiciens n'ont plus la même réaction qu'avant, ce qui prouve qu'on a réussi à changer les esprits d'autrefois. Pourtant, cela n'a pas été facile. Le Marocain de nature n'aime pas recevoir des ordres. Il veut évoluer seuL. On doit ainsi l'amener à réfléchir de façon à ce qu'on lui propose différentes solutions et qu'on le laisse choisir. Malgré toutes les difficultés, je suis vraiment fière des Marocains parce que même s'il nous semble souvent qu'on n'avance pas, on représente une société maniable qui accepte la critique, la constatation et la sensibilisation». 3 Questions à Fouad Benmir Chercheur universitaire Briser le complot du silence La Gazette du Maroc : Le phénomène des mères célibataires semble tourner au drame familial au Maroc. Comment en mesurez-vous l'ampleur ? Fouad Benmir : Etre une mère célibataire dans une société comme la nôtre, cela signifie que vous avez accepté de mener une relation amoureuse hors du cadre légal du mariage. Cette situation n'est pas vécue de la même manière dans la société marocaine, elle est fortement ressentie dans les couches sociales défavorisées alors que les cas appartenant aux « bonnes familles » peuvent être résolus autrement. Mais ce qui est dramatique, c'est que le rejet par la société ne se réduit pas uniquement aux femmes mais touche aussi l'enfant qui subit automatiquement les préjudices moraux. Le pauvre doit apprendre dès son jeune âge à faire bon ménage avec la honte. Etre une mère célibataire cela veut dire faire face à de nouvelles responsabilités, mener un combat quotidien en un seul mot, c'est se sacrifier pour donner vie à un nouvel espoir et faire en sorte de lui éviter un avenir compromis. Quelles sont à votre avis les principales causes directes à l'origine des filles-mères ? Ces femmes, pour la plupart, sont analphabètes et sans aucune notion d'éducation sexuelle. Elles sont victimes d'un discours témoignant peu d'affection et véhiculant l'idée du mariage. Ces filles se trouvent facilement avec une « grossesse de la honte ». Ces filles ne tombent pas toutes enceintes par consentement. Non, il y a aussi des cas qui résultent de viols. La principale cause réside dans la déscolarisation de ces filles, cause à laquelle s'ajoutent des conditions sociales et économiques défavorables. Comment voyez-vous la progression de ce phénomène social et ses répercussions sur l'évolution de structures de la société marocaine ? En effet, la société marocaine connaît une mutation, la présence d'un tissu associatif en évolution, un nombre d'associations féminines qui militent pour améliorer les conditions de la femme dont les mères célibataires. Mais il faut le souligner, le fait de parler aujourd'hui ouvertement de ces filles, est un grand pas en avant.