Vous connaissez sûrement «les fourberies de Scapin». Mais vous ne connaissez pas «les fourberies de Si Abdellah» pour la simple raison qu'il n'y a pas, chez nous, un «Molière» pour rendre Si Abdellah aussi célèbre que Scapin. A part les habitants de son village, personne ne le connaît. S'il n'y avait pas ses ruses diaboliques et sa malice démoniaque, ce ne serait même pas la peine de parler de lui. En apparence, il n'a rien de particulier : Il ressemble tellement à tous les campagnards de la région du Souss. Il habite un petit patelin tout près de la ville de Taroudant, appelé étrangement «ALKCHACHDA» (Allez chercher dans l'étymologie ce que cela signifie !) Si Abdellah est épicier, si on veut : Imaginez ces petites boutiques des campagnes où l'on vend un peu de tout. Vous restez à l'extérieur et on vous sert par une petite fenêtre en guise de comptoir : Si Abdellah est là attendant patiemment ses clients tout au long de la journée. Il ne s'ennuie jamais : il a trouvé un remède infaillible pour combattre la langueur et la monotonie de la vie campagnarde : Jouer des tours aux villageois ! Ses farces deviennent des anecdotes que l'on raconte longtemps lors des veillées autour d'un bon thé «Houwari». Il a plusieurs tours dans son sac, nous nous contentons de vous en raconter quelques-uns : 1- L'élève et la lettre compromettante : Parce que la maîtresse le frappe, un élève décide de faire l'école buissonnière et vient passer l'après-midi jouant tout près de la boutique de Si Abdellah. Le soir, il l'appelle et lui donne une enveloppe en lui demandant de la remettre, en main propre, à son père puisqu'elle contient des documents d'une grande importance. L'enfant court chez lui et donne fièrement l'enveloppe à son père. Celui-ci l'ouvre et lit le message suivant : «Cela fait trois jours que ton cancre de fils ne va plus à l'école et vient me déranger toute la journée à la boutique. Si on ne peut pas surveiller ses enfants, pourquoi les enfanter ? » Le fils échappe par miracle au passage à tabac et passe la nuit à la mosquée du village en maudissant Si Abdellah ! 2- Le malade et le médicament-miracle : Parce que sa boutique fait aussi office de pharmacie, les paysans viennent souvent consulter Si Abdellah et quémander un remède efficace, Un jour, un homme vient solliciter un médicament contre une forte fièvre et un mal de tête insupportable. Il lui donne «quelque chose» enveloppée dans un morceau de papier et lui dit : «C'est un cachet spécial qui vient directement d'Amérique. Surtout, n'ouvre pas le papier sinon l'efficacité du médicament disparaît sur le champ. Attends le soir, bois un bol de soupe bien chaude, couvre-toi avec trois couvertures afin de transpirer, ne bouge pas pendant une heure puis ouvre le papier, mets le cachet dans un verre de lait et avale-le très vite ! Demain matin, tu te réveilleras plus fort que ton bœuf». Le patient suit à la lettre les consignes de son « pharmacien »... Et en ouvrant le bout de papier, qu'est ce qu'il a trouvé ? La capsule d'une bouteille de limonade ! Le lendemain, fou de colère, il vient rouspéter en inondant Si Abdellah d'injures. Celui-ci lui répond : «mais tu n'es plus souffrant comme hier. Tu hurles et tu grondes comme un ours. Alors, mon médicament-miracle a fait son effet !» 3 - Le hangar et le prisonnier : Par un bel après-midi, Si Abdellah fait un brin de causette avec un campagnard. Voyant un homme venir vers eux, Si Abdellah dit à son ami : «tu diras : huit et moi je te dirai : dix ! Ne pose pas de question, fais ce que je te dis, tu comprendras plus tard». Quand « la victime» arrive, il les entend discuter bruyamment : «Huit ! non, dix ! Huit ! non, dix !» II leur demande de quoi il s'agit, Si Abdellah lui explique d'un ton sérieux : « figure-toi que ce vantard prétend que mon hangar mesure huit mètres et moi qui l'ai construit, je suis sûr qu'il en mesure dix. S'il te plaît, veux-tu être notre juge et mesurer le hangar? Tu n'as qu'à faire de grands pas : chaque pas vaut un mètre. » L'homme s'exécute et quand il a atteint le bout du hangar, il se retourne et s'aperçoit que Si Abdellah vient de fermer la porte à clé, l'enfermant à l'intérieur ! Il se met à crier : «Si Abdellah, ouvre la porte ! Tu sais que je n'aime pas ces plaisanteries ridicules! Ouvre!» Et Si Abdellah de lui répondre: «ça t'apprendra à venir mesurer les hangars des autres ! Tu crois que moi, je ne connais pas les mesures. La prochaine fois, ne fais point de bonne action et aucun mal ne t'arrivera ! » Il le laisse un bon moment hurler et supplier et enfin, il le libère... Le prisonnier n'a pas pris la chose à la légère et cela a failli dégénérer en rixe ! 4 - La Grand-Mère et le pétard :Voyant une vieille femme passer devant sa boutique, Si Abdellah l'appelle : « Où vas-tu par cette chaleur, grand-mère ? - Chez lalla AIcha. Les femmes sont invitées à la circoncision de son petit fils. - Et tu y vas les mains vides ? C'est inconcevable ! Tiens, voici un peu d'encens. Ça vient directement de la Mecque. Il faut l'allumer par cette mèche. Ça donne un parfum édénique. - Merci mon fils, que Dieu te bénisse et éclaircisse ton chemin ! » Une fois chez son hôtesse, la vieille femme lui donne « l'encens », la priant de l'allumer tout de suite afin de parfumer la chambre. Si le fils n'était pas là, lalla AIcha allumerait le pétard qui exploserait à la figure de ses convives. Et Dieu sait ce qui pourrait leur arriver sous l'effet de la surprise et de la frayeur! 5 - Le vendeur de poisson et la diablesse : De temps à autre, Si Abdellah va arroser les arbres fruitiers au patio de la maison d'un voisin résidant à Casablanca, qui ne vient au village que pour les vacances estivales. Un matin, tandis qu'il « donne à boire » aux arbres, il entend la voix du vendeur de poisson. Il ouvre à peine la porte de la maison et l'appelle d'une voix féminine : « Pèse-moi deux Kilos de poisson, s'il te plaît ! » Le vendeur s'exécute et tend le sac de plastique à la « Hajba ». Une main rapide saisit le sac et la porte se ferme. L'homme réclame son argent. La « femme » lui répond : « Tu acceptes le troc ? Je te donne dix œufs en échange. - Non, lalla ! Je veux être payé en liquide : seize dirhams, s'il te plaît ! - ça fait combien en rials ? - ça fait trois cents vingt. - Ecoute, quand tu auras fini ta tournée, va chez Si Abdellah l'épicier. Dis-lui que c'est Hajja Tamou qui t'envoie. Il te payera. Dis-lui que Haj Moussa le remboursera ». A peine le vendeur est-il parti que Si Abdellah sort de la maison, se précipite vers sa boutique et attend le vendeur de poisson avec un sourire de renard... Ce dernier ne tarde pas à venir sur son vélomoteur corrodé : « - Salam Alikoum ! C'est Hajja Tamou qui m'envoie. Elle te dit de me donner seize dirhams, le prix de deux kilos de poisson. Elle te dit que Haj Moussa te remboursera. - Qu'est ce que tu racontes ? Tu es tombé sur la tête !? De quelle Hajja Tamou parles-tu ? Je ne la connais pas. D'ailleurs, aucune femme du village n'a jamais vu la Mecque.! Cette « Hajja Tamou » t'a sûrement joué un mauvais tour. Cette femme t'a arnaqué, c'est sûr, Je te conseille de retourner chez elle si tu veux ton argent. Moi, je n'ai rien acheté, je ne paie rien !» Le vendeur enfourche son vélomoteur et retourne à la maison de Hajja Tamou. Il frappe si violemment à la porte que les voisins sortent effrayés : « C'est quoi ce tapage ? Qu'est-ce que tu veux ? - La femme qui habite ici ; Hajja Tamou. Je lui ai donné deux kilos de poisson qu'elle n'a pas payés. - Tu es fou ? Personne n'habite cette maison. Le propriétaire vient seulement en été. Sa femme n'est pas « Hajja » et ne s'appelle pas «Tamou » ! - Je ne suis pas fou ! Je vous dis que j'ai donné deux kilos de poisson à une femme, ici, dans cette maison ! Je suis sûr et certain comme deux et deux font quatre ! - Alors, puisque tu l'affirmes ; tu as vendu ton poisson à une diablesse ! » Le pauvre vendeur tombe dans les pommes ! Quand il revient à lui, Si Abdellah, ne voulant pas qu'il perde complètement la raison, lui explique la farce ingénieuse qu'il vient de lui faire et lui donne son argent. Tout le monde éclate de rire. Le vendeur, avant de partir, dit à Si Abdellah : « S'il y a un diable dans ce village, c'est sûrement toi ! » C'est la dernière farce que l'esprit espiègle de Si Abdellah a su inventer. On la raconte, récemment, dans tous lés villages voisins en se tordant de rire. Dieu seul sait ce que Si Abdellah prépare aux habitants de son bled ! Quand on lui demande comment il fait pour trouver ces idées abracadabrantes, il répond en souriant : « C'est très simple: Les gens d'ici sont si bons et tellement candides que l'on peut les rouler facilement. Dommage, rares sont ceux qui acceptent la plaisanterie sans se fâcher. De nos jours, on n'a plus le sens de l'humour comme avant. La vie devient si dure et si impitoyable que les gens ne rient que rarement. Pour se divertir, les villageois préfèrent regarder les âneries de la télé ! On n'y peut rien, c'est le progrès ! »