Pêcheurs, propriétaires de chalutiers, mousses, auxiliaires, détaillants, négociateurs, filous, maffieux, délinquants, honnêtes vendeurs, hommes et femmes, vieux et enfants... La pêche et le poisson font et défont des destins à Casablanca entre le port et les petits marchés où l'on vend le fruit de la mer. Une réelle manne nationale qui profite à peu de gens, mais dont de très nombreuses familles vivent. Codes internes, règlements tacites entre tous, la pêche et le poisson fédèrent et séparent des milliers de travailleurs. Pour avoir sa place dans un port de pêche, il faut se plier aux exigences du milieu, couler dans le décor, faire partie d'un tout dont on ne voit souvent que la partie émergée de l'iceberg. À Casablanca, ce que l'on appelle « Diki », les docks ont leurs histoires. Histoires de vies, des tranches de quotidien que nous avons approchées à l'intérieur et en dehors du port. Les histoires de port nourrissent les hommes. Il y a tout un pan de littérature qui va de l'ange du naufrage Hermann Melville à Joseph Conrad, le rescapé de l'oubli, en faisant quelques beaux détours par Jack London, Ernest Hemingway ou encore le bel insulaire Saint-John Perse. Et comme la mer nourricière donne aux hommes, elle en prend aussi. Son dû, son tribut, son offrande. Le port de pêche de Casablanca, n'est qu'une escale parmi tant d'autres, où des destins se croisent, d'autres se nouent autour d'un credo commun : le pognon. La sacrée couleur de l'argent qui rend les hommes marteau et qui les fait flipper au contact de la houle. Bref, la mer, c'est beau. Et les hommes qui y vivent sont des héros ultra-modernes. D'abord Ali, le vieux pêcheur qui a vu le port se construire sur ses épaules comme il aime, non sans fierté, le laisser entendre : «35 ans de métier, mon fils. Je suis aussi vieux que les bateaux et j'en ai vus passer, mourir, partir, revenir, repartir, ressusciter et puis tourner le dos à la mer. Moi, je suis possédé par l'eau et je voudrais mourir sur un bateau». Ba Ali, comme on l'appelle, doit mentir sur son âge véritable. Au moins et au bas mot, 70 ans bien tassés, mais il dit qu'il n'en a que 60 et que c'est la mer et le soleil qui l'on fait vieillir. La peau rêche comme serpentine, celle d'un alligator buriné par le sel et le va-et-vient de la houle. Une grande famille : « Deux femmes et huit enfants, dont trois filles que j'ai éduquées et qui sont aujourd'hui bien casées chez leurs maris, eux aussi vendeurs de poisson. J'ai vu la mort de très près, mais je m'en suis sorti. Je n'ai pas peur de la mer, c'est cela le secret. Quand tu vas au large, il faut considérer l'eau comme ta famille, il faut lui faire confiance, l'aimer, et le lui faire sentir. C'est le sésame pour t'en tirer, quand d'autres ne reviennent plus ». Ba Ali est notre ticket de passage dans un monde, qui, malgré les apparences, est tout ce qu'il y a de plus fermé. Le port de pêche est pour ainsi dire un club privé très select. «Ici, il te faut lebsita ou la lwasita (le pognon ou le piston) pour te faire une toute petite place, de quoi récolter quelques sous en fin de matinée. Sinon, va chercher un autre job, mon fils ». Ba Ali connaît la chanson. Il a tellement été dans les rouages que plus rien ne lui échappe. Ni les visages, ni les combines, ni les mauvaises passes. Tout passe au crible de l'expérience et de l'oeil aiguisé du vieux pêcheur. «Combien tu peux te faire en une matinée de travail ? Cela dépend de qui tu es ici. Un mousse s'en tire avec de quoi manger et de quoi fumer ou boire. Et encore ! Mais un pêcheur comme moi, il sait comment remplir la «gamila» (la marmite), mon fils. D'autres traficotent, quand certains deviennent des millionnaires. Chacun son rôle et chacun sa place. Moi, je suis pêcheur et je ne veux pas changer ma place avec un autre, si tu vois ce que je veux dire ». Ce qu'il veut dire en clair, c'est qu'entre les chalutiers et la poêle à frire où atterrit ton poisson du jour, l'argent aura tellement circulé qu'il n'a plus de couleur. Une énigme ? Pas tant que cela. Le nerf de la guerre Ba Ali dit ce qu'il pense. Comme dans un peloton de cyclistes où l'on a décidé de donner son billet d'échappée à un second couteau, il se lâche. «Ici, il faut faire attention à tout. Cela va de ton derrière à ce que tu penses, sans même le dire. Mais, un vieux comme moi peut radoter comme il veut. Au pire, on dira que j'ai perdu la boule au large. Mafia ? Bien sûr. Qui dirige ? Je ne sais pas. Il y a des noms de gens qu'on n'a jamais vus, mais on sait qu'ils existent. Ils tiennent les rennes du port. Tout passe par eux ? Ce qui est pêché, ce qui est vendu, ce qui partira au congélo, ce qui sera envoyé à des amis, ce qui partira là où on ne pourra jamais savoir. Bref, mon fils, c'est eux les proprios ici. Et si tu n'es pas d'accord, tu vas voir ailleurs.» Lhaj Brahim est une vieille connaissance de Ba Ali. Il a un bateau de pêche et il gagne bien sa vie. Il roule en grosse bagnole et ne se prive de rien. Il charrie volontiers Ba Ali, en lui disant que depuis le temps, il est resté le «boujadi» (le blanc-bec) du coin. «Il aurait pu faire sa place ici, mais lui c'est un fou, la mer et les poissons lui ont bouffé la cervelle. Depuis quand tu es ici, Aliouate ? Presque mon âge », ajoute-t-il moqueur et Ba Ali d'acquiescer, le rire facile et sincère. Lhaj connaît les secrets des mystères du port. Il nous en distille au compte goutte, mais il le fait, en fin connaisseur : «Les gamins qui viennent acheter trois ou quatre caisses de sardines, c'est comme du bétail pour les grossistes d'ici. On leur fourgue un peu, de quoi rentrer le soir avec 100 dhs à tout casser en poche. Il y a ceux qui livrent les restaurants: ils se font leur beurre, ceux-là, mais ce n'est pas la catégorie supérieure. Les vrais patrons, on ne les voit pas. Ceux-là, ils sont multimillionnaires, grâce à la mer. Et la mer, mon fils, elle appartient à tout le monde. Pourtant, il y a ceux qui prennent tout, et ceux qui ont des miettes». Ba Ali et Lhaj citent des prénoms, tous des personnes devenues invisibles. Comme si plus l'argent coule à flots, plus on se fait rare dans les parages. Lhaj raconte aussi l'histoire d'un mousse, atterri au port à l'âge de 11 ans et qui, en vingt ans, est devenu un ponte : «C'est la chance, mais c'est très rare. Ici, ce sont les combines et l'audace : (Lekwaleb et Jebha) qui font la loi. Tu es soit un couteau ou un simple mousse, ) à toi de voir. Et il ne suffit pas de vouloir, encore faut-il avoir le dos bien calé et les reins solides. » Le dos bien calé, ce sont les appuis, les finances, les pistons, les auxiliaires, les seconds couteaux qui t'aident à beurrer des deux côtés ta tartine du matin. Les reins solides, ce sont des nerfs à toutes épreuves, des affinités avec la manigance, le don d'ubiquité, la rage de vivre et morale zéro. Ni scrupules ni gêne, juste le fric, le pognon, l'oseille, le flouss, le billet qui fait la réussite d'un homme, alors qu'un autre restera durant sa vie entière, un comparse. Les sept pêchés capitaux du poisson Il y a les gros calibres. Certains au port n'hésitent pas à parler de la mafia du poisson quand d'autres se taisent. Mais il est clair qu'un vent de peur souffle sur les têtes. Il y a les mousses : le menu fretin des chalutiers (on reviendra dans un prochain numéro sur la vie de mousse dans le port), ceux qui sont les serpillières de tous, qui doivent en baver pour devenir des hommes. Entre la base de la pyramide et le sommet, ce sont des enjeux qui se comptent en millions de dirhams qui se jouent. Evidemment, tout le monde y est exclu, sauf les pontes, les maîtres à bord, ceux que l'on dit invisibles. Mais entre eux il y a les détaillants, ceux qui sont à la merci de la houle. Saïd habite Hay Moulay Rachid et vend du poisson : « je me lève à quatre heures du matin, tous les jours que Dieu fait, et je vais au port pour acheter mes sardines. Quatre à cinq caisses, je ne peux pas me permettre plus. Cela fait cinq ans que je fais le même métier, chaque jour a son lot, chaque jour a ses manques, mais j'arrive à peine à manger à ma faim. C'est mieux que de vendre du haschich et de retourner à Oukacha. (Saïd a fait trois séjours à Oukacha pour vente de drogue et il s'est recyclé dans le poisson) Voilà comment ça se passe dans les détails, mon frère : je vais en moto au port, je connais un type chez qui j'achète toujours le poisson. Il sait, selon les prix ce qu'il doit me laisser. Evidemment, il a sa commission puisqu'il me laisse ma part de la pêche. Il peut aussi bien me dire qu'il n'y a plus de poisson, tu comprends. À six heures du matin, je rentre ici à Hay Moulay Rachid, je vais à la souika (le petit souk de quartier) et je vends mes sardines. Aujourd'hui, comme tu le vois, ça coûte 15 dirhams le kilogramme. C'est beaucoup, c'est comme le poulet, ma parole. Mais bon, on fait avec. Les gens ne veulent pas acheter des sardines à ce prix. Et ils ont raison. Merde, la mer nous appartient, et on achète le poisson à ce prix ! La vérité, c'est qu'on devrait l'acheter à un dirham symbolique. Non, je ne plaisante pas. Les prix sont fixés comment, à ton avis ? Ce sont les Européens qui bousillent tout le marché. On devrait garder notre poisson pour le manger et personne n'aurait faim au Maroc. D'ailleurs, c'est pour cela que je ne voterai pour personne. Pour me convaincre, il faut m'expliquer comment, avec trois milles kilomètres de côte remplie de poisson, on n'en mange qu'à l'occasion ? On devrait s'en nourrir tous les jours… Mais merde, je ne veux plus parler de cela. Combien de kilos, j'ai pris aujourd'hui ? Trente à quarante kilos. Tu crois que je vais gagner cinq dirhams par kilo comme cette femme m'a dit ? Pas du tout. Avec cinq dirhams de bénéfice par kilo, je serais déjà riche depuis très longtemps. Non, du tout, je gagne un dirham par kilo, parfois deux dirhams, cela dépend. Cela me fait, quand ça va très bien, 80 à 100 dirhams, et jamais plus. Avec trois kilos pour la famille. C'est tout. Je commence le travail à quatre heure du matin et je peux finir à quatre heure de l'après-midi et parfois plus, si je n'arrive pas à tout écouler. Pour 80 dirhams, c'est cher payer ma vie, mais c'est bien. Je ne peux pas dire que je suis content, mais je fais avec. Il y a des jours avec et des jours sans, mais l'un dans l'autre, alhamdou lillah à akhouya». La sardine fait des siennes Des comme Saïd sillonnent tous les quartiers de Casablanca, de Hay Mohammadi à El Oulfa, en passant par Derb Sultan, Hay Al Farah, Sidi Moumen, Hay Hassani, L'ancienne médina du côté de Lanhira, Hay Moulay Rachid, Hay Essalama, Bourgogne, Al Hank, Bachkou, Roches Noires, Aïn Sebaâ, Annasim, Attacharouk, Sidi El Bernoussi,… Partout on en voit des petites charrettes avec des sardines ou des merlans, des anchois et parfois des crevettes, au coin d'une rue, dans un carrefour. Ils sont vendeurs de poisson et ne gagnent que de quoi suffire pour s'en tirer dans la journée. Pour la plupart, ce sont des jeunes qui se sont recyclés dans le poisson après moult péripéties. Ils traînent dans la rue et écoulent la marchandise tant bien que mal. Et cela marche. C'est quasiment du poisson livré à domicile et pour zéro dirhams de coût de livraison. Pourtant, par les temps qui courent, avec les tarifs de la sardine, les affaires sont dures. «à 15 dirhams, on ne veut plus acheter de sardines. On met 5 dirhams de plus, et on égorge un poulet. Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Croiser les mains et tuer le temps dans un café ? Non, il faut y aller et trimer et le soir, penser au lendemain. C'est comme ça». Ce que résume ici Abderrahim, un vendeur à la petite semaine, âgé de 24 ans, est le lot de tous. Ils attendent que la sardine retrouve son prix normal, entre 6 dirhams et 10 dhs à tout casser. Sinon, ils peuvent bien dire adieu au filon qui rapporte et aux 80 dhs de la journée, quand on a payé le transport, fait des crédits, et graisser la patte à un type de la criée ou des docks. Les intempéries du poisson Le poisson crée une dynamique politique des plus inattendues. Dans le port de pêche de Casablanca, les gens sont friands de parlote. On y va de son cru, de son credo, de sa crudité, et tout le monde veut avoir raison. C'est un véritable parlement au bord de l'eau, au décor inédit avec des députés du peuple qui lâchent les vannes et parlent à cœur ouvert. D'abord le poisson ne fait pas recette. «On devrait être un pays riche, mais on ne l'est pas, ou peut-être qu'on l'est et qu'on ne le sait pas. Des milliers de kilomètres de mer, du poisson à ramasser à la pelle, et les gens crèvent de faim. Va comprendre quelque chose à ça. Il faut être un hmar, mkalakh (un con fini) pour croire que c'est comme ça et pas autrement. Merde, c'est notre poisson, on devrait dire non aux Français, aux Espagnols, aux Portugais, aux Canadiens, à tout le monde. On le pêche nous mêmes et on le vend aux gens, qui vont tout acheter, mais pas la sardine à 15 dirhams». Il faut aussi passer par la tirade sur le Maroc qui a peur des autres nations : «Si moi j'allais pêcher mon poisson à Malaga, les Espagnols me tueront, je te le jure qu'ils me tireraient dessus et sans hésiter. Mais lui, Pedro, l'Espagnol, il vient ici, il prend mon poisson, et il va le vendre en Europe. Lui devient plus riche, moi, je suis déjà pauvre, mais je dois encore avoir faim. Ce n'est pas de la folie, ça, mon ami, dis moi si j'ai raison ou pas ? » L'autre, un petit détaillant surenchérit : «bien sûr que tu as raison. Et comment tu vas aller jusqu'à Malaga sans te faire arrêter? Toi tu as besoin d'un visa, si jamais tu l'as, ou alors une bonne harga de Tanger, et une fois sur place, tu vas travailler sur un chalutier espagnol qui va te ramener ici à Casablanca pour pêcher. Tu auras risqué ta vie et payé pour l'harga pour revenir ici, quel con ! ». Un autre larron éclate de rire et raconte comment (parce qu'il a vu un documentaire sur une chaîne arabe où on parlait de la Norvège et du poisson), les Norvégiens sont devenus les plus riches au monde. Ils ont le pétrole, mais aussi le poisson..Et ils ont d'abord pensé aux enfants du pays, pas comme ici, où les autres viennent se servir chez nous. Là-bas, si tu vas pêcher en Norvège, on te colle un procès au cul et tu paies une amende. C'est ce qu'ils sont dit à la télé. Les Norvégiens mangent du poisson pour pas cher. D'abord oulad lbled, ensuite, on vend ce qui reste, mais pas le contraire. » Et chacun y va de son commentaire sur un gouvernement qui est coupé des réalités, des politiciens qui « mangent fabor (gratis), c'est pour cela qu'ils ne savent même pas combien coûte un kilo de sardine». Chacun donne sa lecture de sa propre réalité, celle qu'il est le seul à vivre et que personne ne pourra changer à sa place. Le poisson devient très vite du poison, quand il s'agit de faire des comptes, entre ce que l'on fournit comme effort, ce que la nature donne et ce qui nous revient dans l'assiette.