L'opposition en appelle au Conseil constitutionnel pour empêcher l'élection de l'islamo-conservateur Abdullah Gül. L'OPPOSITION essaie de miner la route conduisant Abdullah Gül au palais présidentiel de Cankaya. Rivée à la laïcité à la turque, elle ne veut pas d'un candidat étiqueté « islamiste » à la tête de la nation fondée par Atatürk. Hier, les députés du Parti républicain du peuple (CHP) ont pratiqué la politique du fauteuil vide : ils n'ont pas participé au premier tour de l'élection par le Parlement du nouveau président de la République, un poste aux pouvoirs limités mais à haute teneur symbolique. Les absents entendent porter sur le terrain juridique la controverse sur l'accession démocratique aux plus hautes fonctions de l'État du bras droit du premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Le boycottage de la séance leur a ouvert la voie au dépôt d'un recours devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci doit dire dans les meilleurs délais si un quorum de 367 parlementaires était nécessaire pour engager le vote. Manifestation laïque Une invalidation déclencherait une crise politique majeure dans un pays traversé par des aspirations et des influences de plus en plus contradictoires. Elle entraînerait par un effet quasi mécanique des élections législatives anticipées, sous haute tension. Prévu à la fin de l'année, le rendez-vous serait avancé à l'été. Lors du premier tour de piste présidentiel, en présence de 361 votants, Abdullah Gül, candidat du Parti de la justice et du développement (AKP), a obtenu 357 voix. Il lui a manqué une poignée de votes pour être propulsé sans attendre au Palais de Cankaya. Le postulant dispose en principe de quatre tours pour se faire élire. L'arithmétique devrait le désigner vainqueur le 9 mai, au troisième tour. La majorité simple sera alors requise : une formalité, dans la mesure où l'AKP dispose, depuis sa victoire aux législatives de 2002, de 353 sièges sur 550. Il compte également sur une astuce de Bulent Arinç, le président de l'Assemblée, pour peser dans le débat sur l'invalidation. L'organisateur du scrutin a en effet profité d'un passage de députés de l'opposition dans les travées de l'Assemblée pour « gonfler » le quorum et lui faire franchir la barre des 367 présents. Soucieux, comme à son habitude, d'arrondir les angles, Abdullah Gül a tenté avant le scrutin d'amadouer ses détracteurs en reprenant à son compte le portrait idéal du futur président tel qu'il avait été brossé par le général Yasar Büyükanit, le chef d'état-major des armées. Le patron de l'oligarchie militaire souhaitait un candidat « attaché dans la pratique aux principes d'un État séculier et démocratique ». Gül a affirmé qu'il remplissait les conditions en répétant mot pour mot la définition du général. Il en fallait plus pour convaincre un camp laïque cultivant le doute. En complément de son offensive juridique, l'opposition maintient la pression dans la rue. Une première manifestation a rassemblé près d'un demi-million de personnes dans les rues d'Ankara, le 14 avril. Un nouveau raz-de-marée rouge et blanc - les couleurs du drapeau turc - devrait déferler demain dans les grandes artères d'Istanbul. À forte connotation kémaliste, la mobilisation populaire s'explique par la crainte d'une partie de l'opinion de voir le chef de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan, se diriger vers les pleins pouvoirs. Le premier ministre a finalement renoncé à la magistrature suprême au profit de son fidèle ministre des Affaires étrangères. Mais ce passage de témoin ne modifie pas, pour les laïques, l'équation présidentielle. Convaincus que leur « style de vie » est en jeu, ils sont partis en croisade.