Depuis le weekend dernier, plusieurs centaines de milliers de Marocains, voire quelques millions, suivent une sorte de feuilleton improvisé d'une dispute familiale impliquant une célèbre Youtubeuse et sa belle famille. Selon certains sociologues, les réseaux sociaux constituent un «miroir» de la société marocaine où l'opinion est forgée par des inconnus élevées au rang de «stars». Un étrange feuilleton sur Youtube serait-il en passe de détroner 2M et les milliers d'épisodes de Samhini ? Difficile pour les Marocains d'échapper au mélodrame familial qui s'est déversé sur l'espace (numérique) public depuis le weekend dernier. Personnages principaux du sitcom 2.0 : la célèbre youtubeuse Asmaa Beauty et son mari d'un côté, et de l'autre la belle famille et une youtubeuse prénomée Bouchra. Les épisodes de qualité et de longueur inégales mettent en scène les deux parties s'adonnant à des échanges virulents faits d'accusations, de dénigremment, et de révélations dont sont friands leurs abonnés. D'ailleurs les Marocains se sont très vite répartis en deux camps distincts : les soutiens de Asmaa Beauty versus ses détracteurs. Ingrédients de ce succès : le personal branding couplé à une exposition décomplexée de la vie privée, et l'insatiable curiosité des Marocains pour les histoires familiales. Ce phénomène sociologique amplifié par l'accès aux nouvelles technologies et le succès des réseaux sociaux s'est illustré avec de nombreuses histoires similaires depuis quelques années. Pour les dernières en date, on peut citer la série de vidéos sur le père du célèbre champion d'athlétisme Saïd Aouita, ou encore la bulle médiatique autour des clowneries d'un vendeur ambulant qui s'est improvisé spécialiste de la grippe A (H1N1). Pour de nombreux Marocains, ce nouveau monde virtuel permet de montrer le Maroc dans sa réalité. Pour d'autres c'est un miroir déformant où sont mises en scène nos pires turpitudes. Quoiqu'on en pense, les réseaux sociaux font désormais partie de l'univers intime des Marocains et sont susceptibles de transformer les rapports sociaux au sein de la société marocaine. Les réseaux sociaux, ce nouveau miroir de la société marocaine Pour le docteur Jaouad Mabrouki, expert en psychanalyse de la société marocaine et arabe, ce phénomène n'est nouveau que «dans son aspect technologique». «En réalité, la "chou'ha" (dénonciation publique) a toujours existé dans la culture marocaine», explique-t-il à Yabiladi. Le psychiatre et psychanalyste rappelle que ces scandales familiaux interviennent fréquemment au sein de notre société. «Combien de fois nous entendons une femme menaçant son mari, ou bien un membre de la famille jurant d'aller faire du porte à porte pour faire "chou'ha" à l'ennemi ?», s'interroge-t-il. «En réalité, ce mode de fonctionnement a simplement évolué et il s'est adapté à l'évolution sociale et technologique. Tout Marocain est conscient que nous sommes une société voyeuriste qui se réjouit de ces spectacles.» Jaouad Mabrouki De son côté, le psycho-sociologue et enseignant chercheur Mohssine Benzakour considère que «ce ne sont pas les coutumes et les valeurs qui en sont la cause mais plutôt l'humain». «C'est la société qui fait les mœurs et pas l'inverse et c'est à travers la sociabilisation qu'on pense à assimiler et à adopter certaines valeurs», nous explique-t-il. Pour lui, «la question est de savoir pourquoi le Marocain change de valeurs dès qu'il est sur les réseaux sociaux ? est-il préparé pour cela ? et si cela ne retrace pas quelque part la vraie face des Marocains ?». «La série de vidéos entre Asmaa Beauty et sa belle famille a tout simplement dévoilé ce rapport, plus ou moins critique et instable entre époux et belles familles. Les appellations (3gouza, loussa, ...) utilisées par les Marocains sont là pour catégoriser l'autre et l'exclure. Justement, on gère très mal ces relations et une fois affichées sur internet, on voit la véritable ampleur des problèmes.» Mohssine Benzakour Rappelant que «près de la moitié des couples souffre de ces relations compliquées», le psycho-sociologue note qu'«une fois l'occasion de crever l'abcès se présente, soit sur les réseaux sociaux ou ailleurs, cela prend très vite de l'ampleur». «Cela nécessite encore plus d'intervenants qu'auparavant : de la grande famille ou les voisins, nous sommes passés à une implication d'un très large public», analyse-t-il. L'opinion désormais forgée par des citoyens lambda
Au-delà du fait que ces vidéos publiques surmédiatisent des problèmes de tous les jours, c'est l'impact de ces images sur la conscience collective et les messages qu'elles véhiculent qui peuvent être remis en question. Des opinions et des avis sont très vite assimilés par les internautes, sans questionnenement sur leur véracité et surtout leur provenance. «Je ne généralise pas mais compte tenu des statistiques, le Marocain est quelqu'un qui ne lit pas trop et cela veut dire qu'il n'a pas d'immunité intellectuelle une fois face à internet», poursuit Mohssine Benzakour pour qui le citoyen «découvre ainsi le monde à travers l'opinion de certains internautes parfois même anonymes». Contrairement au passé avec les médias traditionnels, aujourd'hui «les Marocains développent leur opinion, leur façon de se représenter la société, de se comporter et avoir une identité personnelle ou sociale à travers les réseaux sociaux». Cependant, pour la chercheuse en sociologie des médias, Khadija Berady, ce sont les personnes participant à la formation de cette identité qui posent problème. «Nous ne sommes plus limités à des célébrités traditionnelles pour forger nos opinions, mais nous sommes impactés par des masses de "micro-célébrités" influentes», nous confirme-t-elle. «Ces "micro célébrités" sont identifiées à travers des éléments tels que l'admiration, l'association, l'aspiration ou la reconnaissance. Alors que les médias sont censés jouer un rôle central dans le développement et l'influence de l'opinion publique, ce rôle des médias sociaux est assumé par des citoyens ordinaires, qui participent activement au traitement et à la diffusion de l'information.» Khadija Berady Pour la chercheuse, «ces personnes ont le pouvoir de changer fondamentalement la vie de leur public et sont maintenant en mesure de transmettre instantanément leurs pensées, leurs opinions et leurs points de vue, alors même que la société les considère comme ayant plus de connaissances». Contrairement à ses deux collègues, Khadija Berady pointe une transformation du paysage médiatique «contribuant à la redéfinition des rôles sociaux où se recomposent les individus de toutes catégories sociales, car le consommateur est devenu acteur interagissant et créant du contenu». Cela implique des «changements sociétaux directement liés à l'introduction des TIC dans la société marocaine», précise-t-elle.
Une introduction des TIC qui, hélas, n'a pas été accompagnée d'un accompagnement pédagogique sur la manière d'utiliser ces nouvelles technologies, comment gérer sa présence sur Internet et comment faire face aux dangers liés à cet usage. Pour le psycho-sociologue et enseignant chercheur Mohssine Benzakour, le Maroc a assez perdu de temps. «On a déjà parlé de la nécessité de l'éducation sexuelle et on n'a rien fait. Aujourd'hui, on parle d'éducation aux nouveaux médias et on va encore rien faire jusqu'à voir des cas de suicides, des familles qui implosent et des cas de divorces "bêtes", ou encore des enfants et des familles qui sont harcelés», déplore-t-il. Pour lui, «la liberté d'expression sur les réseaux sociaux doit évidemment être défendue, mais à condition qu'il y ait la possibilité d'éduquer nos enfants pour avoir un esprit critique et d'analyse». «Cela se passe dans la tête des personnes et dépasse la société marocaine, car nous sommes dans la speed consommation et la mondialisation. Les "digital natives" ont grandit avec les réseaux sociaux et privilégient la notoriété et le fait d'être "valorisé" non pas par ce qu'on donne à la société mais à travers le nombre de j'aime et de vues», conclut-il.