Depuis quelques jours, une campagne sur les réseaux sociaux appelle les hommes à empêcher 'leurs' femmes de sortir en «tenues indécentes», ou de porter des maillots sur les plages. Sous le hashtag كن_رجلا# (sois un homme), l'initiative traduit nombre de problématiques sociétales et politiques. Sur Facebook, elle compte des milliers d'adhérents tout en restant peu visible, mais elle suscite d'ores et déjà des réactions rappelant que «ce n'est pas un acte isolé». Il s'agit de la campagne au ton moralisateur كن_رجلا# (sois un homme), qui appelle la gent masculine à empêcher les femmes de sortir en «vêtements serrés» dans les rues ou en maillot sur les plages. «Sois un homme et ne laisse pas tes femmes et tes filles sortir en vêtements serrés, moulants ou choquants», peut-on lire sur l'une des publications de cet appel, inspiré d'un précédent qui avait été lancé en 2015 en Algérie, comme le rappelle le Huffington Post. Une campagne dans la continuité des précédentes Cet appel fait écho à un autre contre le port du bikini, lancé l'été dernier à Agadir, ou encore à ceux coïncidant avec le mois du ramadan et la période estivale, pour inciter les femmes à plus de «pudeur» dans leur choix vestimentaire. Pour toutes ces raisons, Saïda Kouzzi, membre fondatrice de l'association MRA, considère que cette initiative «n'est pas un acte isolé». Saïda Kouzzi (au milieu) lors d'un colloque organisé au Maroc par MRA / Ph. Association MRA Contactée par Yabiladi, la militante voit en cette initiative «une action parmi plusieurs où on tente un retour en arrière». Elle estime que ces campagnes s'inscrivent dans «une attitude insidieuse pour consacrer un certain conservatisme au sein de la société, sans faire de bruit», du moins au début. En plus des lynchages publics qui peuvent en résulter, notre interlocutrice nous explique les conséquences sur l'état d'esprit des femmes : «Inconsciemment, des citoyennes ne sont pas à l'aise sur les plages et globalement dans les espaces publics. C'est une guerre psychologique et une volonté de diffuser un sentiment de peur ou d'inquiétude chez toute femme présente au bord de la mer ou dans un autre espace public, de manière à ce qu'elle se fasse transparente en espérant n'avoir aucun problème.» Saïda Kouzzi Traiter une problématique sans faire la promotion de la campagne La complexité de traiter ces «incitations à la haine» réside dans le paradoxe qu'elles posent, de par leur aspect anodin et leur impact qui l'est moins, en même temps que la visibilité leur étant donnée lorsqu'elles sont évoquées. Saïda Kouzzi en tient compte, estimant cette «guerre» aux messages de haine comme plus «problématique» que des combats idéologiques sur le plan politique, ou ceux «contre un texte de loi jugé préjudiciable aux droits des femmes, qui peut être discuté, débattu et affronté». «Même le fait de débattre de ces campagnes peut être interprété comme une façon de les rendre visibles», nous explique la militante. De son côté, le psychosociologue Mohssine Benzakour indique à Yabiladi que «derrière toute campagne, il existe une, des personnes ou un groupe qu'il faut définir». «Ces campagnes suscitent une réactivité de certaines personnes ignorantes, qui surexploitent les émotions et la religion. Cela ne reflète pas les réalités de la société marocaine donc heureusement, nous n'avons assisté qu'à certaines formes de lynchage et heureusement que ça s'est limité dans le temps et dans l'espace. Cela prouve que la société n'est pas partante et ne partage pas ce discours.» Mohssine Benzakour, psychosociologue C'est à se demander «pourquoi on partage ou on réagit sur les réseaux sociaux à des contenus avec lesquels on n'est pas d'accord», nous explique encore notre interlocuteur. «L'impact du partage et du commentaire est là, ajoute-t-il. Quand on est contre quoi que ce soit sur les réseaux sociaux, il faut l'ignorer pour le faire mourir. Il suffit d'écrire quelque chose pour augmenter l'intérêt d'une publication, alors qu'on ne partage pas les idées qu'elle véhicule». Mohssine Benzakour, psychosociologue / Ph. DR. Pour Saïda Kouzzi, ce mécanisme est «conçu pour installer des comportements quotidiens, doucement mais sûrement», dans le mesure où «on habitue les gens inconsciemment à ce qu'ils deviennent des agents de surveillance dans la rue». C'est pourquoi Mohssine Benzakour nous précise que dans un contexte d'«islamisation de la vie politique», «la société marocaine n'a pas évolué vers la religion et l'idée qu'elle soit devenue plus religieuse qu'avant est erronée». «Sinon, il n'y aurait pas une surconsommation d'alcools et de drogues, en plus des relations sexuelles hors-mariage», poursuit le psychosociologue. Celui-ci estime que ces appels et les réactions qu'ils suscitent servent surtout d'«occupation de la scène médiatique pour influencer les comportements de l'autre et imposer un certain point de vue de ceux qui prétendent être les maîtres de la scène politique et médiatique». Une haine rampante Saïda Kouzzi avertit que «faute d'encadrement familial et éducatif, même des gamins dans la rue peuvent prendre cette campagne comme un jeu ou comme un devoir d'imposer eux-mêmes une sorte de justice». Ainsi, la militante insiste sur le rôle des pouvoir publics à «prendre leurs responsabilités». «On dit que 'c'est juste une page ou des publications sur les réseaux sociaux', mais c'est plus que cela. C'est une incitation à la haine, à la discrimination et au sentiment d'insécurité au sein de la société. L'Etat doit se comporter de manière responsable en identifiant les auteurs de cette campagne puis en les arrêtant.» Saïda Kouzzi, co-fondatrice de l'association MRA Par ailleurs, la militante souligne que ces appels constituent «des actions dirigées, ciblées et bien calculées». Par le passé, les autorités ont effectivement prouvé leur efficacité et leur capacité à mettre fin à des campagnes incitant à la haine sur les réseaux sociaux, dès leur lancement. «Leurs auteurs ont été interpellés et certains ont même été jugés pour apologie au terrorisme», rappelle Saïda Kouzzi, en allusion au procès de membres de la jeunesse du PJD en 2016. «Il existe bel et bien un contrôle, mais il est filtré. On l'emploie pour certains dossier et certaines causes, tout en en excluant d'autres. Lorsqu'il s'agit de femmes et de libertés individuelles en lien avec l'espace public, ça devient tout de suite moins prioritaire.» Saïda Kouzzi, co-fondatrice de l'association MRA Des campagnes qui ne sont pas nouvelles Historiquement, des appels à la «pudeur» dans les espaces publics marocains ont visé les femmes, conduisant même à des confrontations, notamment dans les années 1990 au cours de la montée de l'islamisme. Saïda Kouzzi nous le rappelle : «De nos jours, les réseaux sociaux ne servent que de support pour susciter l'intérêt d'un groupe de personnes. Mais le phénomène de ces campagnes date de plus de vingt ans déjà, notamment via les prêches dans le cadre de 'l'assainissement des plages' et les milices de mœurs, dont la naissance a été observée dans certains quartiers au cours des années 1990. C'est pour cela que je considère ces appels sur Internet comme liés à ces précédents historiques.» Par le passé, ces appels ont conduit à des confrontations violentes, qui ont touché également le milieu universitaire. «Là où il y a eu des formes de résistance à ces conservatismes, il y a eu une présence islamiste forte et une violence systématique, touchant plusieurs aspects de la vie», précise la militante. Afin de faire changer les usages de la loi tout comme les comportements en société, Saïda Kouzzi insiste sur l'importance d'un travail quotidien pour promouvoir l'éducation aux droits humains et l'encouragement des femmes à avoir conscience de leurs libertés, parallèlement au plaidoyer à faire auprès des autorités. «Ce sont des actions qui ne doivent pas dépendre uniquement des sorties de ce genre», estime-t-elle. Tout l'intérêt pour Saïda Kouzzi est de «montrer aux hommes quelles sont les limites de l'intégrité physique à respecter dans un espace public, au sein d'une société, afin de créer le changement auprès d'eux et au niveau de leurs mentalités». Dans ce sens, Mohssine Benzakour insiste sur le fait de «travailler sur l'humain et sur des valeurs communes qu'il faut inculquer depuis le jeune âge». Le psychosociologue estime qu'il est important d'«éduquer en veillant à ce qu'il n'y ait pas de ségrégation entre filles et garçons, d'attitude dégradante envers les femmes, investir les écoles où cette ségrégation existe et où on ne donne pas d'intérêt à l'éducation sexuelle pour apprendre à découvrir son corps et le corps de l'autre». «Les médias, nos téléfilms et nos publicités sont axés sur la ségrégation sexuelle, ancrée même au niveau des métiers», déplore encore Mohssine Benzakour, concluant ainsi : «Il faut apprendre aux générations futures que face aux problèmes, il faut savoir rester sage, analyser, être dans l'action et pas dans la réaction, peser le pour et le contre et non pas adopter une position où on aime ou on n'aime pas. Il faut chercher le pourquoi et le comment, afin de porter un regard lucide sur les choses et ne pas créer de psychoses vis-à-vis de ce qu'on appelle la relation à l'autre.» Article modifié le 17/07/2018 à 20h24