Rassemblant le Maroc, l'Algérie et la Tunisie, la conférence de Tanger tenue en avril 1958 sous la houlette du parti de l'Istiqlal fut perçue par l'URSS comme une tentative d'isoler son nouvel allié, la République arabe unie (RAU). Cette position suscita l'étonnement du leader istiqlalien, Allal El Fassi. Peu après l'indépendance du Maroc, les acteurs politiques nationaux suivaient de près les évolutions que vivait le Moyen-Orient. Dans ce sens, beaucoup réagirent à l'émergence de la République arabe unie (RAU), fondée le 22 février 1958 par l'ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser (1956-1970) et son homologue syrien de l'époque, Choukri al-Kouatli, chef d'Etat de 1943 à 1949, puis de 1955 à 1958. Alors que le parti de l'Istiqlal n'avait pas officialisé sa position, même s'il évoqua la création de la nouvelle république à plusieurs occasions, le Parti communiste marocain (PCM) exprima son grand enthousiasme, comme évoqué dans l'ouvrage «Le Mouvement nationaliste marocain et la question nationale» d'Abdelilah Belkeziz. Pour le parti de gauche fondé en novembre 1943, la naissance de la RAU était un «grand événement historique». Il estima que l'unité de l'Egypte et de la Syrie en République arabe unie aurait «des impacts majeurs», la considérant même comme «un futur pôle fédérant autour de lui tous les pays du Moyen-Orient». Réuni le 23 février 1958, le Comité central du Parti communiste marocain confirma cette position et salua la naissance de la RAU, ajoutant que celle-ci marquait «une étape décisive dans l'unité de tous les Etats arabes». La formation marocaine souligna que «les peuples arabes, dont [celui du Maroc], prenaient de plus en plus conscience de l'importance de leur grande unité, riche de 80 millions d'habitants et étendue sur de vastes et riches zones, permettant ainsi de s'affranchir de l'hégémonie impérialiste, obstacle à la marche arabe vers le progrès social, la prospérité, la liberté, la fraternité et la paix». Cette prise de position tenait beaucoup de celle de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), qui appuyait fortement la RAU. En effet, les Russes y entrevoyaient l'espoir de constituer, avec une grande partie des Etats arabes, une puissance régionale qui ferait bloc contre le Pacte de Bagdad. Celui-ci avait comme projet d'affronter la montée du communisme et du socialisme dans le Moyen-Orient, bénéficiant le 24 février 1955 de l'adhésion de l'Irak, de la Turquie, du Pakistan, de l'Iran et du Royaume-Uni. Dès 1958, son comité militaire inclut les Etats-Unis. Allal El Fassi soupçonné de vouloir rivaliser avec l'URSS Au lendemain de son indépendance, le Maroc s'aligna sur les politiques du bloc de l'Ouest. De ce fait, l'URSS considéra la tenue de la Conférence de Tanger à l'initiative d'Allal El Fassi comme préjudiciable au projet de la RAU, surtout que la rencontre se tenait deux mois après la proclamation officielle de la république. De plus, ce sommet avait pour ordre du jour la constitution d'une entité fédérale, qui rassemblerait les Etats participants, à savoir la Tunisie, le Maroc et l'Algérie qui était encore sous occupation française. Par conséquent, le rendez-vous fut vertement critiqué par Izvestia, journal soviétique historique créé en 1917, au lendemain de la Révolution bolchevique qui donna naissance à l'URSS. Une semaine avant la tenue du sommet, cette version fit réagir Allal El Fassi, qu'Abdelilah Belkeziz cita dans son livre : «[Izvestia] s'oppose à la Conférence de Tanger, arguant que cette dernière aurait pour but de mettre à l'écart la RAU. Nous sommes surpris qu'un journal soviétique écrive ainsi, alors que la radio de Moscou explique l'inverse et que les partis communistes en Tunisie, en Algérie, au Maroc et en Espagne annoncent leur soutien à l'Union du Maghreb arabe. Elle représente l'espoir des peuples de ces pays et doit être réalisée.» Et le leader de l'Istiqlal d'ajouter : «Ce que rapporte le journal est peut-être un bruit de couloir de certains tendancieux qui veulent diviser la République arabe unie et le Maghreb arabe. La RAU ne peut que se renforcer par la naissance de l'Union du Maghreb arabe, qui deviendra une entité importante. Qu'Izvestia et compagnie se rassurent ; nous ne voulons pas isoler la RAU mais créer des ponts avec elle.» Neuf ans après la Conférence de Tanger, Allal El Fassi revint sur l'échec du sommet, dans le rapport du huitième congrès du parti de l'Istiqlal (1967). Il mit en cause les campagnes hostiles à ce rendez-vous comme des entraves au processus d'unification du Maghreb. «Malheureusement, certains Etats arabes n'ont pas compris notre objectif et ont calculé que la création et l'unification du Grand Maghreb bouleverserait leur leadership. Ils nous ont attaqués par le biais de leurs journaux et de leurs radios, ce qui a considérablement dispersé les opinions des responsables dans notre Maghreb.» Allal El Fassi, fondateur du parti de l'Istiqlal Bien qu'El Fassi n'eût pas nommé de pays, il s'en prenait indirectement et principalement à l'Egypte et à son leader panarabe, Gamal Abdel Nasser, connu pour être proche de l'URSS. Cependant, la durée de vie du bloc arabo-soviétique resta limitée dans le temps. Elle prit fin avec le coup d'Etat militaire en Syrie, le 28 septembre 1961, et la proclamation de la République arabe syrienne. Les regrets d'El Fassi sur «une marginalisation de la religion» L'annonce de la République arabe syrienne eut un grand retentissement sur l'ordre géopolitique du Moyen-Orient, mais face aux évènements, le parti de l'Istiqlal fit montre d'une certaine nonchalance. Belkeziz attribua cette non réaction aux relations étroites qu'entretenait Gamal Abdel Nasser avec l'URSS, au moment où l'Union nationale des forces populaires (UNFP), parti né de la scission avec l'Istiqlal, bénéficiait plus du soutien des courants nassériens et baathistes. Pour sa part, Allal El Fassi critiqua le fait que des Etats arabes en dominaient d'autres dans le cadre d'une même union, ce qui était à ses yeux une raison principale de l'échec de la constitution d'un bloc homogène. «Les Arabes refusent que l'un des pays assume le leadership suprême et tente d'imposer ses propres projets politiques sans les autres Etats», nota le leader istiqlalien. Par ailleurs, il critiqua indirectement le choix d'Etats arabes qui se rapprochaient de l'URSS et préconisa de ne pas se référer au bloc de l'est ou de l'ouest pour constituer une unité régionale arabe efficiente. Aussi pointa-t-il du doigt ce qu'il considéra comme «une marginalisation» de l'islam par les courants panarabes, comme cela fut noté dans le rapport du sixième congrès de l'Istiqlal, tenu en 1962 peu après la partition de la RAU : «Penser avec une logique d'appartenance à la terre ou à une nationalité, reproduire des schémas de l'occupant en copiant tout de lui et laisser ce que nous avons de plus sacré, à savoir la religion, en appelant cela "nationalisme arabe" est contradictoire avec les valeurs d'indépendance et de patriotisme qui nous animent.»