Alors que les décideurs en Algérie sont divisés quant à l'usage du tifinagh, ce débat regagne le Maroc après une divergence entre le PJD et le RNI sur cette graphie, bien que le Maroc ait tranché cette question en… 2003. Une nouvelle qui ne manque pas de faire réagir les militants amazighs Ahmed Assid, Ahmed Adghirni et El Houcine Ait Bahsine. La langue amazighe, entre officialisation et graphie, est au cœur du débat en Algérie tout comme au Maroc. Alors que le voisin de l'Est a déjà adopté une loi officialisant l'amazigh comme langue officielle du pays, politiques, chercheurs et intellectuels du «pays du million de martyrs» sont divisés depuis plusieurs mois quant à la graphie officielle de cette langue, entre ceux qui prônent le tifinagh, ceux qui favorisent l'arabe, et enfin ceux qui défendent le caractère latin. Au Maroc, bien que le pays ait déjà tranché sur cette question en 2003, le débat sur le tifinagh revient officiellement au Parlement. Ce jeudi, le quotidien arabophone Al Massae fait état d'une guerre froide entre les composantes de la majorité gouvernementale à la Chambre des représentants. Au Maroc, le tifinagh fait débat depuis… 2003 Ainsi, si le Rassemblement national des indépendants (RNI) veut «préciser, dans la loi, que la langue amazighe doit être transcrite en tifinagh pour assurer une protection légale à cette graphie», le PJD s'y oppose, dénonçant une «démarche contraire à la Constitution». Contacté par Yabiladi ce jeudi, le chercheur marocain, intellectuel et militant amazigh Ahmed Assid estime que ce débat est dépassé. Il rappelle que le mouvement amazigh, en majorité, voulait une graphie latine et non pas tifinagh. «Les associations s'étaient réunies à Meknès et avaient rédigé un communiqué dans ce sens. Une minorité seulement avait appelé à adopter la graphie amazighe», rappelle-t-il. Après six mois de débat entre différentes composantes du mouvement amazigh, le roi Mohammed VI avait sollicité l'avis du Conseil d'administration de l'IRCAM. Au sein de cette institution dont il était membre, Ahmed Assid se souvient d'une «situation difficile». «La graphie latine n'aurait pas été acceptée par le roi parce que les nationalistes la considère comme une graphie du protectorat. En même temps, on ne pouvait pas accepter qu'on nous impose la graphie arabe, et donc une tutelle de l'arabo-islamisme sur la culture amazighe. Nous avons eu un consensus national et avons rendu notre avis au roi, prônant le tifinagh.» Ahmed Assid Le roi avait alors convoqué les chefs des partis politiques au cabinet royal, «reçus par Mohamed Mouaatassim et Meziane Belfqih». Lors de cette rencontre, «tous les partis politiques avaient soutenu l'avis de l'IRCAM à l'exception de deux partis conservateurs : l'Istiqlal et le PJD, qui ont maintenu leur position pour la graphie arabe», rappelle notre interlocuteur. Le souverain avait alors décidé, le 10 février 2003, lors d'un discours, d'adopter la graphie tifinagh, tranchant une fois pour toutes ce débat. Ahmed Assid : Un «comportement irresponsable» des élus PJDistes Après ce rappel historique, le militant du mouvement amazigh commente le récent débat des élus, et ne mâche pas ses mots lorsqu'il s'agit du PJD. Pour Ahmed Assid, le parti au pouvoir «veut se venger de ses deux défaites de 2002 et 2011». «C'est un comportement irresponsable des élus du PJD qui, en 2011, s'est opposé à l'officialisation de l'amazigh et a tout fait contre cette officialisation», fustige-t-il, dénonçant au passage un paradoxe. «On a confié à un parti qui ne veut pas reconnaître l'officialité de cette langue la mise en œuvre de ce caractère officiel», explique-t-il. «Le PJD essaye de faire passer sa loi sans modification alors qu'elle n'est pas conforme à la Constitution. Selon l'article 5 du texte fondateur, cette loi organique doit définir le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue ainsi que les modalité de son intégration dans l'enseignement et dans les domaines prioritaires de la vie publique. Sauf que, dans le texte actuel, on ne parle que des étapes.» Ahmed Assid Considérant que «le tifinagh entre dans le cadre des modalités, tout comme le fait de savoir si cette langue est facultative ou obligatoire ou si elle sera généralisée du primaire à l'enseignement supérieur», Ahmed Assid dénonce une fuite en avant du PJD. «La porte fermée, ils nous reviennent par la fenêtre», s'indigne-t-il. De son côté, le militant amazigh Ahmed Adghirni fustige le PJD et le RNI. «Ils ne sont pas parties prenantes dans cette question. C'est la fabrication d'un débat en vue de tergiverser sur cette question», dénonce-t-il. «Ces deux partis ont été contre l'officialisation de l'amazigh en 2011. Ils sont à l'origine de la présentation d'une loi organique imprécise et qui entrave l'officialisation. Ils tentent de surfer sur la vague et doivent laisser cette question aux spécialistes qui ont déjà tranché.» Ahmed Adghirni El Houcine Ait Bahsine : «Du simple populisme» De son côté, le chercheur et anthropologue amazigh El Houcine Ait Bahsine pointe un débat «populiste». Dans son analyse, il met en avant cinq aspects qui doivent être pris en compte pour analyser ces divergences entre les composantes de la majorité. Pour le premier, «initial», le chercheur insiste sur «la revendication principale du mouvement amazigh» ; celle de «ne pas faire marche arrière sur les acquis. Depuis 2001, nous avons parcouru un long chemin et ne pouvons revenir sur ce débat sur le tifinagh». Concernant «le point de vue politique», El Houcine Ait Bahsine dit espérer que ce débat «ne soit pas seulement populiste pour entériner le retard de l'officialisation de la langue amazighe». «Le retard est constaté depuis 2011 puisque le roi Mohammed VI, lors de l'ouverture de la session parlementaire du printemps de cette année, avait appelé à ce que cette loi organique soit présentée rapidement. Les tergiversions sont donc assez criantes. Nous voulons juste qu'on rende justice à la langue amazighe.» El Houcine Ait Bahsine Tout en considérant, sur le plan juridique, que le projet de loi présenté par le gouvernement ne prend pas en compte les actualités de la question, le chercheur rappelle que sur le plan éducatif, l'IRCAM avait publié plusieurs études et rapports sur l'enseignement avec le tifinagh. Des rapports dans lesquels cette institution «affirme qu'il faut une semaine ou deux aux élèves avant qu'ils ne maîtrisent cet alphabet puisque cette graphie est présente dans l'identité marocaine, dans des tapis, des tableaux et des tatouages». «Le tifinagh est une identité de l'Afrique du Nord et n'existe nulle part ailleurs. Nous ne pouvons nous tromper encore une fois sur la dimension culturelle, sociétale et identitaire du Maroc, comme nous l'avons fait après l'indépendance lorsque nous avons marginalisé une composante essentielle de la culture marocaine. Nous aurions pu éviter tous ces débats», conclut-il. Article modifié le 2019/01/24 à 15h36