Le 23 mars 1965, le pavé de plusieurs rues de Casablanca a été entaché par du sang. Non pas celui des martyrs ou des éléments des forces coloniales mais celui de jeunes élèves marocains ayant investi les rues de la capitale économique pour dire "non" à toute atteinte au droit à l'enseignement. Retour sur un fait historique douloureux de l'histoire du Maroc. Certaines dates de l'histoire du Maroc sont tellement sombres qu'elles n'avaient pas pu trouver chemin vers les livres d'histoire et les manuels scolaires. Preuve en est la date du 23 mars 1965 lorsque les pavés de plusieurs rues de Casablanca ont été entachés par du sang. Le Maroc venait à peine de décrocher son indépendance lorsque l'opinion publique marocaine a été choquée d'apprendre qu'une révolte des élèves a été lourdement réprimée par les balles des éléments des Forces armées royales (FAR). Plusieurs disparitions et décès étaient alors à déplorer. Nous sommes au lendemain de l'indépendance du Maroc en 1956. Plusieurs événements ont alors marqué la scène politique du pays à l'instar du décès du roi Mohammed V en 1961, l'intronisation du roi Hassan II la même année et ensuite la guerre des Sables en 1963. Bien avant son arrivée au pouvoir, les relations entre le futur roi et le Mouvement national étaient plus que tendues, surtout avec le limogeage du gouvernement d'Abdellah Ibrahim que feu Mohammed V venait de nommer pour calmer ses détracteurs. Une succession d'événements avaient même poussé l'opposition à boycotter le référendum sur la Constitution de 1962. Deux ans après, et conformément à l'article 81 de la Constitution de 1962, l'Union nationale des forces populaires (UNFP) dépose le 15 juin 1964 une motion de censure contre la politique économique du gouvernement d'Ahmed Bahnini. Malgré l'échec de ce coup, l'opposition réussit tout de même «à semer le désarroi au sein de l'exécutif qui traversait à son tour, une période très difficile du fait des dissensions internes dans les rangs de la coalition gouvernementale», rapporte le professeur universitaire Mohammed Kharchich. L'UNEM et l'appel au «renversement du régime et la reprise du pouvoir» Mais le règne de Hassan II ne connaissaient pas seulement une opposition ardue des partis du Mouvement national. Sur un autre front, l'Union national des étudiants du Maroc (UNEM) avait, elle aussi, choisi de se ranger du côté de l'opposition. C'est en août 1963 que le syndicat estudiantin organisait un congrès durant lequel les militants appelaient explicitement au renversement du pouvoir de Hassan II. «Aujourd'hui, après les expériences qu'a connu notre pays comme la bataille pour le boycott de la Constitution royale, la répression générale dans les campagnes contre toutes les forces de l'opposition et le coup contre le Parti progressiste, l'Union nationale des forces populaires, il est claire que l'existence du système constitue elle-même un obstacle à la réalisation des aspirations des masses populaires et une entrave à toute possibilité de progrès», indiquait l'UNEM dans son communiqué final. Le même texte va encore plus loin, estimant que «l'abolition du système est une condition sine qua non pour que le pays sorte de la crise ouverte ou constante où il patauge depuis l'indépendance». «Le vrai visage du système monarchique marocain se reflète dans le comportement anti national d'une minorité féodale qui usurpe le pouvoir et défend les positions stratégiques de la nouvelle colonisation. Le 8ème Congrès de l'Union nationale des étudiants du Maroc, conscient des responsabilités qui tombent sur les épaules des étudiants dans cette nouvelle phase historique de la lutte de notre peuple, annonce que les étudiants marocains dirigeront leurs efforts en vue d'atteindre l'objectif principal : le renversement du régime et la reprise du pouvoir par les organisations populaires, révolutionnaires et démocratiques qui seront le représentant légitime de notre peuple.» L'activité syndicale estudiantine a été étendue aux lycées et a agrandi le militantisme chez les élèves. La monarchie, consciente du danger, devait réagir. En juin 1963, un Dahir est alors émis par le roi, interdisant à l'UNEM d'encadrer des élèves. Les choses semblaient s'être calmées pendant presque deux ans lorsqu'une circulaire du ministère de l'Education nationale ravive les revendications du passé. Le 19 février 1965, Youssef Belabbès, alors ministre de ce département, signe une circulaire ministérielle interdisant aux élèves âgés de plus de 16 ans l'accès aux classes du lycée. «Il est nécessaire que seuls les élèves en mesures de suivre leur études dans l'une des branches du lycée puissent y accéder», estimait ce département. Une photo de la manifestation du 23 mars 1965 à Casablanca. / Ph. DR Les élèves manifestent pour défendre le droit à l'enseignement Lorsqu'il signait ce document, le ministre qui occupait auparavant le même poste dans le département de la Santé, n'imaginait certainement pas que cette circulaire sera la goutte de trop. Avec un mouvement de lycéens très politisé et l'encadrement, interdit mais existant, de la puissante UNEM, les élèves ne tarderont pas à répliquer. On avance alors qu'une délégation de l'UNEM avait pris contact avec les lycéens de certaines amicales pour les encourager à réagir. Nous sommes lundi 22 mars 1965 lorsque les élèves de 13 lycées avaient choisi Casablanca pour la toute première protestation. Les autorités avaient alors procédé à plusieurs arrestations. Une tentative avortée pour calmer les élèves qui tourne au vinaigre. Le lendemain, soit le 23 mars, les collégiens s'organisent et partent dans une large manifestation en direction de Derb Soltan, fief de la classe ouvrière casablancaise où des milliers de travailleurs et de chômeurs rejoignent le mouvement pour défendre un droit national inaliénable, à savoir le droit à un enseignement public. Le cortège se dirige ensuite vers le cœur de la ville Blanche au moment où les forces de l'ordre s'invitent aussi à la manifestation. Les policiers et les éléments des FAR décident d'abord d'intervenir pour disperser les manifestants. Face à l'échec de ces tentatives, ils reçoivent l'ordre de tirer à balles réelles sur les manifestations vers le coup de 15h. Les manifestants, majoritairement constitués de jeunes adolescents, sont gravement touchés, l'un après l'autre. Les pavés des rues de Casablanca sont alors entachés par le sang de jeunes marocains dont le nombre n'a jamais été établi. Une photo de la manifestation du 23 mars 1965 à Casablanca. / Ph. DR Mais les manifestations contre la circulaire de Belabbès n'ont pas eu lieu qu'à Casablanca. Le même jour à Fès, institutrices et instituteurs avaient aussi investi les rues de la capitale spirituelle. Deux jours après, plusieurs lycées et centres de formation de la ville organisaient une deuxième grève. Les policiers avaient aussi répondu présents en arrêtant une centaine de manifestants et en présentant des élèves devant les tribunaux. Les enseignants, ces boucs émissaires Au lendemain du drame du 23 mars, le ministère de l'Information, du tourisme, des beaux-arts et de l'artisanat s'était fendu d'un communiqué de presse, accusant les enseignants d'être à l'origine des événements. «Certains enseignants appartenant à des organisations politiques et syndicales ont incité les élèves des lycées à mener des manifestations marquées par la violence et le vandalisme. Ces élèves se sont dirigés vers les rues principales de la ville et il a été remarqué que des éléments qui n'ont rien à voir avec les écoliers et dans des âges dépassant celui de la scolarité ont rejoint ces manifestations», note la même source. Un même discours tenu par le roi Hassan II, le 26 mars de la même année, dans laquelle les enseignants, des boucs émissaires pour le pouvoir, ont été accusés d'être les réels artisans de la manifestation. «Je m'adresse aux enseignants et je leur dis que généralement les hommes et les intellectuels en particulier sont habituellement assez courageux pour exprimer leurs idées, ne profitent pas des élèves et ne se cachent derrière les enfants», fustigeait le souverain avant de qualifier les enseignants de pseudo intellectuels. Les événements avaient trouvé un écho au Parlement marocain, où l'Union nationale des forces populaires avait appelé à la formation d'une commission d'enquête. L'Etat refusera par la suite de permettre à cette commission de se déplacer sur les lieux des affrontements. Trois mois après la révolte des élèves du 23 mars 1965, feu le roi Hassan II avait annoncé en juin 1965, pour la première fois dans l'histoire du Maroc, l'état d'exception, avec la dissolution du Parlement. Quelques années plus tard, un courant pour perpétuer la mémoire de cet événement est alors né. Le «mouvement du 23 mars» se transformera par la suite pour porter le nom de l'Organisation de l'action démocratique populaire (OADP), parti politique fondé en 1983 par Mohamed Bensaid Aït Idder. Aujourd'hui, c'est le Parti socialiste unifié qui porte donc en lui l'héritage d'un mouvement populaire ayant débuté dans les premières années du règne du roi Hassan II.