Enlevé et disparu il y a 40 ans Il y a 40 ans, Mehdi Ben Barka, le leader de la gauche marocaine, était enlevé et disparaissait à Paris. Evocation de cette figure devenue légendaire et qui incarna l'élan nationaliste, le progressisme moderniste et la cause tiers-mondiste. Le 29 novembre 1965 disparaissait le leader de la gauche marocaine et du mouvement tiers-mondiste, Mehdi Ben Barka. La commémoration du quarantième anniversaire de cet événement tragique dont l'empreinte a marqué à jamais l'histoire contemporaine du pays, est un moment fort à plusieurs égards. Au-delà de l'exigence de vérité sur les circonstances exactes de sa disparition, c'est la stature du leader et de l'homme qui s'impose toujours avec vivacité. Plusieurs manifestations ont été organisées au Maroc et en France. Au Parlement marocain, une rencontre s'est déroulée sur le thème du rôle pionnier de Ben Barka en matière de démocratie, au vu de la première expérience tentée au début de l'indépendance, celle du Conseil consultatif dont il fut le président, et compte tenu de la lutte inlassable qu'il n'a cessé de mener pour sortir de l'absolutisme. Un grand colloque organisé à Paris évoque dans leur diversité et leur actualité les luttes dont il fut l'un des premiers symboles à travers le monde. Figure centrale du mouvement national et du progressisme marocains, Mehdi Ben Barka a fortement marqué les tournants de notre histoire du XXème siècle. Il est né en 1920 dans une modeste famille de la médina de Rabat où son père, un faquih à l'esprit ouvert, tenait un petit commerce. Les dons précoces du jeune Mehdi révélèrent son insatiable désir d'apprendre et la force de son caractère. Après le msid où il apprit très vite le Coran, il se fit admettre à l'école des notables à l'âge de 9 ans et s'y révéla très doué pour les mathématiques et le français. Elève exceptionnel, il fut admis sur concours au collège Moulay Youssef puis au lycée de l'Agdal jusqu'à l'obtention du baccalauréat avec mention très bien en 1938 alors qu'il y avait en tout et pour tout 20 bacheliers marocains. Au lycée Lyautey à Casablanca, il bénéficia d'une bourse pour étudier en mathématiques spéciales puis il partit pour Alger où il décrocha une licence en sciences. Un passionné précoce Sa vivacité intellectuelle alla très tôt de pair avec un engagement intense dans la lutte nationaliste. Encore élève, il a côtoyé à Rabat les dirigeants du mouvement national tels que Ahmed Balafrej et Mohamed Lyazidi. La montée des luttes après la promulgation du Dahir berbère en 1930 vit Ben Barka s'impliquer avec la même passion et la même précocité dans l'action militante. Etudiant à Alger, il côtoya aussi les jeunes partisans du nationalisme algérien naissant et fut vice-président de l'AEMNA (Association des étudiants musulmans nord-africains) où se développait la conscience anticolonialiste. Dès son retour au Maroc, il est devenu un organisateur actif au sein du parti national fondé en 1936 par Allal al Fassi, Ahmed Balafrej et Aboubakr Kadiri et décimé par les répressions. Il était alors enseignant de mathématiques dans ce même lycée Gouraud où il avait étudié ainsi qu'au collège impérial où le prince Moulay Hassan, alors âgé de 14 ans, fut son élève. Son ascendant était tel que dans ses mémoires, le roi Hassan II disait de lui: “Ben Barka a été mon professeur pendant quatre ans… De plus ce n'était pas seulement un professeur. C'était un maître. Il a été de ceux, avec Mohamed El Fassi, qui m'ont forgé réellement une conscience politique… Il m'a rendu sensible et réceptif aux réalités ”. Partagé entre sa passion des sciences et son engagement de plus en plus intensif, Ben Barka ne put pas se consacrer à l'agrégation qu'il désirait préparer. Il fut l'un des plus jeunes fondateurs du parti de l'Istiqlal en décembre 1943 et le plus jeune signataire du Manifeste de l'indépendance du 11 janvier 1944. Au milieu des vagues de répression, il devint la cheville ouvrière de l'organisation du parti et des manifestations nationalistes. En 1951, le maréchal Juin qui était alors résident général dit à son propos : “l'adversaire n° 1, c'est lui… ” En liberté ou dans les prisons coloniales, Mehdi Ben Barka s'affirmait, en effet, comme un redoutable organisateur et animateur de l'action nationaliste. Son charisme exceptionnel impressionnait autant que sa capacité de travail hors du commun et la force de sa volonté. Il s'intéressa, en précurseur attentif, aux sciences politique et économique. Il fut attiré par le marxisme auquel l'initièrent les travaux de son professeur de géographie, Jean Dresh. Il étudia les théories de Karl Marx aussi bien que celles de Keynes. Cependant de profondes divergences l'ont opposé aux communistes français qui, hostiles à la bienveillance des Américains envers le nationalisme marocain, s'étaient prononcés contre l'indépendance du Maroc et prônaient l'union avec la France dans la guerre contre l'occupation allemande. Lutte nationale et sociale Pour Ben Barka, la lutte d'émancipation sociale ne pouvait être dissociée de la lutte de libération nationale. C'est à partir de là que se sont forgés plus tard après l'indépendance, son option socialiste et son tiers-mondisme anti-impérialiste. Alors que la direction traditionaliste du parti de l'Istiqlal était plutôt méfiante à l'égard du syndicalisme et de tout relent de socialisme, Ben Barka s'employa à infiltrer les syndicats, alors animés par les communistes, et à y organiser des cellules ouvrières nationalistes. C'est ainsi qu'il parraina l'activisme de jeunes recrues syndicalistes, tel Abderrahmane Youssoufi à l'usine sucrière Cosuma et Mahjoub ben Seddik parmi les cheminots. L'aile gauche de l'Istiqlal puisait ici ses origines avec des activistes comme Abderrahim Bouabid et Abdallah Ibrahim. La lutte nationale qui s'accentuait et élargissait ses bases populaires fut alors la cible d'une répression grandissante. Ben Barka fut arrêté en septembre 1951 et éloigné en résidence surveillée à Midelt, Ksar Souk et Boudnib avant d'être enfermé dans la prison de Casablanca avec les victimes des répressions anti-syndicales sanglantes de décembre 1952. Il ne sortit de prison qu'en octobre 1954 et assuma alors la direction effective du parti de l'Istiqlal dans la phase ultime qui devait aboutir aux négociations pour le retour d'exil du roi Mohammed V et l'indépendance du pays. C'est sous son impulsion que la coordination avec la résistance et l'armée de libération naissante au Rif et dans l'Atlas fut assurée puis la création de l'UMT le 20 mars 1955. Après la proclamation de l'indépendance, son souci de développer la mobilisation populaire pour aborder la phase de construction fut une constante. Nommé président de l'Assemblée consultative, il ne se confina pas dans un rôle officiel et déploya une activité toujours aussi débordante pour animer le parti et les organisations de masse, former les cadres, élaborer la stratégie visant à construire un Etat et une société modernes pour sortir des retards historiques cumulés. En 1957 il préconisa et organisa un vaste chantier, celui de la construction de la route de l'unité entre Taounate et Ketama, avec la participation de 12.000 jeunes venus de toutes les régions du pays entre juillet et septembre. Il s'agissait à travers cet ouvrage non seulement de combler la rupture entre le Nord et le reste du pays mais aussi d'effectuer un brassage pour développer la conscience nationale des jeunes générations. Antagonismes politiques Les luttes qui devaient suivre pour le partage du pouvoir et pour l'adoption de choix politiques nationalistes et progressistes devinrent de plus en plus âpres. Ben Barka avait la conviction que pour sortir du sous-développement, il fallait disposer d'un pouvoir homogène et centralisé. Les exemples de la Turquie d'Ataturk et de la Chine de Mao étaient pour lui assez instructifs. Cependant, en homme d'action qu'il était, il demeurait pragmatique et soucieux de tenir compte des réalités politiques et sociales environnantes. Il accordait la primauté aux élections pour asseoir une légitimité populaire. La démarcation ne tarda pas à s'opérer avec l'aile conservatrice du parti de l'Istiqlal et en septembre 1959, une première scission s'opéra et l'Union nationale des forces populaires (UNFP) fut créée. L'expérience du gouvernement de gauche présidé par Abdallah Ibrahim mit à jour l'antagonisme grandissant avec les forces conservatrices. “Nous étions partiellement au pouvoir et dans l'opposition” devait souligner à ce propos Ben Barka. Alors que la répression a commencé à s'abattre sur l'UNFP, et dans l'attente des premières élections municipales annoncées pour mai 1960, les menaces grandissaient contre Ben Barka qui partit pour un premier exil forcé. Le gouvernement Ibrahim est renvoyé le 23 mai à la veille des élections. Celles-ci donnent 40 % des voix à l'Istiqlal et 23 % à l'UNFP qui remporte la majorité absolue dans les grandes villes côtières. Ben Barka fut élu avec une écrasante majorité dans la circonscription populaire de Yacoub El Mansour à Rabat. La seconde démarcation se produisit dès 1962 au sein même de l'UNFP entre la ligne radicale prônée par Ben Barka et l'ouvriérisme jugé plus “opportuniste” des dirigeants de l'UMT, Mahjoub ben Seddik en tête, qui lui étaient hostiles. Le 2ème congrès de l'UNFP fut celui de l'affrontement entre ces deux lignes. Ben Barka ne put faire prévaloir son rapport qui devint le célèbre “Option révolutionnaire” et obtint néanmoins une réorganisation du parti pour contrebalancer la prédominance de l'UMT dans les instances dirigeantes. En 1963, une répression féroce décima l'UNFP et notamment son aile gauche. Ben Barka, reparti en exil, est condamné à mort au prétexte qu'il avait fait des déclarations hostiles au régime au moment de la guerre des sables avec l'Algérie. L'exil et le martyre En exil, Ben Barka allait étendre son activisme à la cause tiers-mondiste, et devenir le président de la Tricontinentale dont il préparait la conférence prévue à la Havane. Il disparut avant la tenue de cette conférence et devint le symbole de la lutte anti-impérialiste. Après les émeutes de Casablanca en mars 1965 des contacts étaient pris par des émissaires de Hassan II avec Ben Barka pour négocier son retour et un compromis politique avec l'UNFP. Ben Barka aurait exigé que la grâce levant sa condamnation à mort soit publiée au bulletin officiel et que les responsables de la répression, notamment le général Oufkir, soient écartés. Ses conditions furent rejetées. Son enlèvement le 29 octobre 1965 mit une fin tragique à son parcours. L'affaire Ben Barka qui, 40 ans plus tard n'est pas encore close, avait pris alors des proportions rocambolesques, impliquant une foule de personnages tant marocains que français et donnant lieu à une série de versions contradictoires. S'agissait-il d'un assassinat prémédité sous la main d'Oufkir et de Dlimi ou d'un accident survenu après l'enlèvement et dû à la brutalité des truands qui l'avaient séquestré dans l'attente de la visite de présumés interlocuteurs marocains ? Par la suite, le roi Hassan II devait confier que Oufkir avait agi pour le mettre devant le fait accompli : “je n'y ai pas le moins du monde participé, soit en donnant des ordres, soit même en écoutant”. Oufkir n'ayant cependant pas été désavoué, l'affaire avait conduit à une longue dégradation des relations avec la France du général De Gaulle. Après la disparition de Ben Barka, le régime s'est installé, pour plus d'une décennie, dans l'autoritarisme et la traditionnalisation. Devenue légendaire, la figure de Mehdi Ben Barka n'a cessé d'incarner les valeurs de l'engagement et du progressisme modernistes. Si le modèle “révolutionnaire” s'est estompé au profit d'une option social-démocrate défendue par Abderrahim Bouabid, Ben Barka est resté pour l'histoire ce “dynamo” inlassable, ce parangon du progrès social et culturel que de sombres obscurantistes continuent encore de haïr. L'historien Charles André Julien voyait en lui “ce petit homme, toujours en mouvement, à l'activité dévorante qui manifestait ainsi sa joie de vivre. Il vous traînait, malgré soi, vers ce qu'il voulait. Il était dans un permanent état de recherche, de curiosité, sans cesse renouvelée, non pas seulement intellectuelle mais humaine. Et avec cela un esprit qui savait pratiquer l'humour et le pittoresque (…) Il savait parler au peuple, remuer les masses (…). Sa faim de liberté ne connaissait pas de frontière. Il fut la jeunesse du tiers-monde, un grand espoir pour tous les opprimés de quelque race ou de religion qu'ils fussent. Le Maroc perdit en lui une de ses plus brillantes personnalités”.