La nouvelle est arrivée jusque dans la presse française : l'hebdomadaire en darija «Nichane», petit frère de TelQuel, a dû mettre la clé sous la porte. La cause ? Pour Ahmed Benchemsi, directeur de publication de TelQuel, Nichane a été «victime d'un boycott publicitaire persistant initié par le holding royal ONA/SNI, le plus important groupe économique du Maroc». Peut-être, mais pas seulement. Décryptage. C'est incontestablement une perte pour la diversité de la presse marocaine. Vendredi 1er octobre, l'assemblée générale des actionnaires du magazine Nichane a décidé d'arrêter sa publication. Le déficit encouru était trop important : dans un communiqué publié sur le site de TelQuel, son directeur Ahmed Benchemsi indique que le magazine aurait accumulé des pertes de 10 millions dirhams, une «hémorragie irréversible». Nichane, étouffé par un boycott des cercles du pouvoir ? Selon lui, cette hémorragie s'explique d'abord par de nombreuses confrontations avec la justice. Procès d'opinion, saisies policières – en bref, des épisodes qui soulevaient des doutes fondés sur la liberté de la presse au Maroc. Mais en dernière instance, la fermeture serait due à «l'étouffement financier par le biais du boycott publicitaire», affirme Benchemsi. Au départ, le holding royal ONA/SNI aurait initié un mouvement de boycott à l'encontre de Nichane, un mouvement suivi ensuite par «de multiples grands annonceurs étatiques, paraétatiques et proches du pouvoir opérant dans les principaux secteurs de l'économie marocaine». Et «par décision politique», même des annonces citoyennnes et d'intérêt public auraient été «interdites de passage sur les publications du Groupe TelQuel». Ainsi, selon Ahmed Benchemsi, «la disparition de Nichane n'est que le dernier épisode de la grave détérioration de la liberté de la presse au Maroc.» Il est indéniable que les signes concernant la liberté de la presse ne sont pas à la détente actuellement. Mais ne faut-il pas chercher aussi les causes dans le modèle économique de la presse arabophone au Maroc ? La presse arabophone, moins de publicité mais plus de lecteurs D'ailleurs, Benchemsi explique lui-même que contrairement à la presse française, le marché publicitaire de la presse arabophone est «très restreint», et «principalement regroupé autour des grands annonceurs proches du pouvoir». Outre le boycott, il y a donc des difficultés de la presse arabophone en général d'avoir des annonceurs. Les milieux d'affaires préfèrent cibler le public francophone, qui représente des classes sociales aisées et plus intéressantes en matière commerciale. En même temps, il y a beaucoup plus de lecteurs arabophones que francophones au Maroc. Pour preuve : selon les statistiques de l'Organisme de justification de la diffusion (OJD), le quotidien Al Massae vendait en moyenne 101122 exemplaires par jour en 2009, venant ainsi en tête des journaux payants et suivi d'Assabah (72868). Pour comparaison, le premier quotidien francophone, Le Matin, vendait 23805 exemplaires, suivi de l'Economiste (19805). Nichane, un hebdomadaire qui peinait à décoller Par conséquent, s'il y a moins de potentiel publicitaire, la presse arabophone peut avoir des tirages beaucoup plus conséquents – et équilibrer son modèle économique. L'exemple de l'Economiste et d'Assabah qui font tous deux partie du groupe Eco Médias, est très parlant dans ce contexte. Considérant que tous deux sont comparables sur le plan de la rentabilité, Assabah (arabophone) a besoin de 3,6 fois plus de ventes que l'Economiste (francophone) pour sortir du déficit. Si l'on applique ce calcul – il est vrai, approximatif – au duo TelQuel et Nichane, les ventes de «l'hebdomadaire arabophone le plus vendu au Maroc» ne sont pas si impressionnantes. En 2009, TelQuel se vendait à 22480 exemplaires, tandis que Nichane n'arrivait qu'à 20267 exemplaires. Selon notre calcul, ces ventes devraient environner les 82710 exemplaires pour rentrer dans un cas de figure semblable au duo du groupe Eco Médias. Une ligne éditoriale novatrice, mais inadaptée ? Malgré sa publication en dialecte marocain, Nichane n'a donc pas réussi à toucher un nombre assez important de lecteurs, et pour cause. La ligne éditoriale n'était certainement pas en phase avec les attentes d'une grande partie des lecteurs arabophones. Comme l'exprime Benchemsi, «ses cover-stories ont souvent créé l'événement», mais pas forcément de manière à atteindre un plus grand public. La laïcité, des critiques des cercles royaux, la sexualité etc. sont en partie des sujets qui peuvent fâcher des possibles annonceurs, et en cela, l'hypothèse du boycott est très plausible, comme cela doit être le cas pour TelQuel. Mais en premier lieu, ces sujets ne sont pas «grand public» pour un lectorat arabophone. La comparaison des lignes éditoriales de l'Economiste et d'Assabah illustre d'ailleurs ce que s'adapter au public peut dire : ajouter une grande portion de populisme... malheureusement ! Rachid Nini, ancien chroniqueur chez Assabah et fondateur du quotidien Al Massae l'a également compris. On a d'ailleurs assisté à une surenchère de contenu populiste entre les deux quotidiens pour accaparer un lectorat important et acquérir une taille critique. Peut-être faut-il se rendre à l'évidence, avoir une ligne éditoriale basée sur la laïcité, l'évolution des moeurs n'est pas très vendeur auprès du public arabophone. Ne pas crier au loup trop tôt… Alors, l'hebdomadaire est-il mort de causes naturelles ou pas ? Il y a certainement des deux. Le boycott de certains annonceurs a surement été un accélérateur. Un hebdomadaire arabophone à moindre ventes, Al Michaal, semble par exemple avoir assez de recettes pour continuer de publier. Mais en même temps, l'affirmation de Benchemsi selon laquelle le «standard de qualité élevé» et la «large diffusion» de Nichane «auraient dû en faire, légitimement, un support publicitaire incontournable», est à nuancer. Pour un média arabophone au Maroc, il en faut (malheureusement) plus pour devenir un «support publicitaire incontournable».