A 35 ans, l'homme qui a défrayé la chronique cet été sait gagner de l'argent dans un secteur qui en perd. Bien sûr que la destruction de 100 000 exemplaires de TelQuel et Nichane, la perte sèche d'un million de DH et le rejet de tous ses recours en justice lui sont restés au travers de la gorge. Malgré la parenthèse des vacances, Ahmed R. Benchemsi est toujours dépité par le gâchis que fut cette affaire de saisie. « Certains disent que nous avons sciemment provoqué le Palais, dans le but de nous faire censurer et pouvoir ensuite en tirer gloriole. C'est ridicule. Vous connaissez un éditeur à qui ça fait plaisir de se faire saisir 100 000 exemplaires et de perdre 1 million de dirhams en un claquement de doigts ? » s'emporte-t-il aujourd'hui avant de poursuivre : « Dans cette affaire de sondage interdit, le pouvoir s'est clairement tiré une balle dans le pied. Il aurait du voir ça, au contraire, comme la meilleure publicité possible : un sondage sérieux, crédible, mené par un groupe de presse réputé critique, en partenariat avec un journal de référence international… et qui prouve, chiffres à l'appui, que les Marocains plébiscitent leur roi ! Que demander de plus ?! Au lieu de récupérer tout le bénéfice de ce sondage, l'Etat nous a saisis et a donné une image déplorable du Maroc dans le monde. C'est un ratage complet ! ». Pour autant, et bien qu'affecté, l'homme reste debout. De retour des vacances, il est reparti de bon pied, enchaînant rythmes de bouclage, préparant ses éditions spéciales, ses hors-séries…. « C'est la rentrée ! Il faut avancer » dit-il. Derrière le journaliste, le patron Depuis huit ans, entre procès, saisies, attaques de ses adversaires dans les médias et couv accrocheuses, « racoleuses » pour ses détracteurs, Ahmed Benchemsi consolide patiemment les fondations de la maison TelQuel. Car derrière le journaliste auquel on colle l'étiquette de provocateur patenté, il y a aussi le patron de « Presse Directe S.A », éditrice de TelQuel qui emploie aujourd'hui une soixantaine de personnes et contrôle Free Media, la société éditrice de Nichane, le pendant arabophone du magazine francophone. L'apprentissage du métier de chef d'entreprise s'est fait sur le tas, dans la douleur. Nous sommes en 2001. Après deux tentatives soldées par des échecs, Ahmed Benchemsi, alors âgé de 27 ans, réalise enfin son rêve. Il vient de convaincre 14 actionnaires de l'accompagner dans son projet de news-magazine. Avec sa part de fondateur, son tour de table totalise donc 15 actionnaires, tous issus de la société civile. « En théorie, l'idée d'un actionnariat atomisé devait permettre d'assurer l'indépendance du support » explique-t-il aujourd'hui. En théorie seulement….La suite des événements montrera que bien au contraire, cette pléthore d'actionnaires allait déboucher sur une véritable usine à gaz dans l'évolution du projet. Une campagne de 1 million de DH Le Maroc connaît alors un seul hebdo crédible, Le Journal hebdomadaire, au ton libre et frondeur. Ahmed Benchemsi veut lancer le premier news-magazine du pays, avec une tonalité « différente », qui reflète le Maroc « tel qu'il est ». Le nom TelQuel n'est d'ailleurs pas encore trouvé quand le projet éditorial est mis sur les rails. L'inspiration tombe un jour au volant de sa voiture sur le Bd Moulay Youssef à Casablanca. « Je tenais la ligne éditoriale, “Le Maroc Tel qu'Il Est”, mais pas encore le nom du magazine. Quand j'ai trouvé “TelQuel”, une contraction de la ligne éditoriale, tout simplement, je ne savais pas encore qu'une revue philosophique du même nom avait existé en France dans les années 60. Mais on ne me croit pas quand je dis ça (rires) » dit-il. Le jeune entrepreneur lève 5 MDH donnant naissance à la plus grosse capitalisation dans la presse de l'époque. Le démarrage se fait tambour battant. Une campagne de communication qui a coûté un million de DH est lancée. Le tirage est de 30 000 exemplaires. Les journalistes sont parmi les mieux payés du secteur. TelQuel détonne et étonne. Mais le retour du marché est brutal : après des débuts encourageants, les ventes ne suivent pas, la pub non plus. « En revanche, les charges oui ! » En fait, commente-t-il aujourd'hui, « « Le business plan s'est révélé largement trop optimiste ! » L'enfer du recouvrement Au bout de 6 mois, c'est l'asphyxie financière. La tension sur la trésorerie est à son maximum. Les actionnaires rechignent à passer à nouveau à la caisse et le tour de table se fractionne en deux clans entre partisans et adversaires de la ligne éditoriale du magazine. A la crise du marché qui ne suit pas, à la trésorerie qui souffre s'ajoute la crise de l'actionnariat qui va durer trois bonnes années avant qu'un clan ne cède ses parts à un autre, réduisant ainsi le nombre des actionnaires à sept. Ahmed Benchemsi, le journaliste talentueux, découvre alors la solitude de l'entrepreneur. Les nuits sont difficiles et le sommeil rare. « Il fallait penser à la trentaine de familles qui vivaient de TelQuel et à l'argent des actionnaires que je perdais ». ARB, comme il se plaît à signer lui-même certains de ses articles, découvre la logique implacable des chiffres, du coût de l'impression, de l'étroitesse du lectorat, de la réalité du monde des affaires au Maroc... « J'ai appris que le recouvrement est un enfer dans ce pays, que les 90 jours sont un minimum, que les fournisseurs exigent d'être payés comptant… J'ai appris également à négocier en position de faiblesse avec les banques » raconte-t-il. Tout est hypothéqué. Il résume la situation en ces termes : « Avec toutes les cautions et garanties qu'on leur avait données, on appartenait, pour ainsi dire, aux banques ». Il réduit le tirage à 10 000 exemplaires, demande aux journalistes de baisser leurs salaires y compris le sien de 20%. « Je leur rends hommage. Ce fut un geste formidable que je n'oublierai jamais ». Réduire les charges, réduire…. et espérer des jours meilleurs. L'aventure TelQuel doit continuer. Un seul mot d'ordre : « Il fallait tenir autant que possible». Les couvertures se suivent et, peu à peu, le concept « le Maroc tel qu'il est » finit par « prendre », avec des sujets diversifiés, mais dont beaucoup ne retiennent que les plus polémiques : le roi, la religion et la sexualité. Sans doute à raison : ces trois thèmes, qui ont le don d'hérisser les susceptibilités des donneurs de leçon dans les salons de Casa et Rabat, se révèlent être les plus vendeurs. Le marché suit et les lecteurs sont au rendez-vous ! « On nous reproche de vouloir vendre, mais citez-moi un seul journal qui ne veut pas vendre ! Assez, avec cette fausse pudeur hypocrite ! Ces thèmes que vous citez, le roi, la sexualité, la religion, etc., ce sont les lecteurs qui les réclament, chiffres de vente à l'appui ! Notre travail consiste à répondre aux attentes de nos lecteurs, pas à écrire sur ce qui nous fait plaisir. Notre seule préoccupation est que la promesse en couverture soit tenue à l'intérieur, c'est-à-dire qu'il y ait un dossier solide et de qualité, avec de la substance et du style » argumente Benchemsi. Et d'ajouter : « Quant au chef de l'Etat, quoi de plus normal et légitime que de s'intéresser à lui ? Comparez avec ce qui se passe ailleurs : nous titrons nettement moins sur Mohammed VI que la presse française sur Sarkozy, et infiniment moins que la presse américaine sur Obama ! ». Benchemsi révèle alors tout son talent de marketteur. Il est le premier à voir venir, dans un Maroc qui respire enfin la liberté, le phénomène « Nayda » (NDLR, c'est une couverture de TelQuel qui a lancé ce mot). Il chaperonne les artistes de la nouvelle scène et décline TelQuel en produits dérivés : hors-séries, collectors, albums…. La ligne éditoriale s'adapte également aux exigences de l'actualité et au pragmatisme du chef de l'entreprise. Aussi, c'est avec stupeur que le noyau dur du lectorat du magazine découvre un jour une couverture sur Mohammed Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi, posant dans son luxueux salon rbati et se confiant à la troisième personne au support. Le numéro est un succès total en kiosque. Commentaire de Benchemsi : « ça me fait encore sourire que certains confrères aient appelé ça un sujet “people”. Manifestement, ils n'ont retenu que les photos. S'ils avaient lu le dossier, ils auraient clairement vu que c'était un portrait juste mais sévère, qu'aucune critique n'avait été épargnée au Secrétaire particulier du roi. Le pouvoir de l'image, que voulez-vous… » Les coups se suivent et les couv du samedi sont extrêmement soignées. « Pour nous, une couv de magazine est une vitrine, comme une affiche publicitaire dont le rôle est d'attirer l'attention du chaland, c'est-à-dire du lecteur, quand il passe devant un kiosque. Sa fonction première est d'accrocher. Du reste, tout produit a un packaging. Pourquoi toutes les entreprises ont le droit de soigner leur packaging, et pas les entreprises de presse ? Depuis quand c'est honteux, de faire du marketing ? » s'interroge-t-il. Nichane, coup marketing magistral Avec Nichane, Benchemsi prend la presse arabophone à contresens en sortant un hebdo en dialectal marocain qui se classe aujourd'hui en tête des hebdos arabophones à un cheveu avec Al Ayyam. Là aussi, le coup marketing est magistral, même si ce parti pris vaut à l'éditeur un procès célèbre, celui des blagues, devenu « le procès de la darija ». Après les années difficiles du début, le groupe TelQuel voit sa situation financière s'améliorer. Le succès éditorial et commercial suscite des jalousies dans le secteur des médias. ARB devient, selon la légendaire théorie du complot étranger, le symbole du « lobby juif », « anti-islam », « agent secret des intérêts français », « ennemi de l'arabité » ayant comme mentor un certain Jean Louis Servan-Schreiber, patron du magazine Psychologies en France après avoir été un moment propriétaire de la Vie Eco où ARB a fourbi ses premières armes de journaliste. La relation est à la fois actionnariale et amicale entre les deux hommes. « Les Servan-Schreiber, ce sont les Kennedy de la presse française, une famille qui a marqué l'histoire en fondant les Echos, L'Express, l'Expansion, Lire, Radio Classique, et j'en oublie…Cela fait 15 ans que je connais Jean-Louis. Je lui demande régulièrement conseil – plus en tant que chef d'entreprise qu'en tant que journaliste, car sur le Maroc, je pense en savoir plus que lui, même s'il a de fortes attaches avec notre pays. Comme patron de presse, il est indéniable que JLSS est un mâallem, un grand professionnel, comme l'a encore montré l'énorme succès de Psychologies, qui compte aujourd'hui 10 éditions internationales dont une en Chine ! Je l'admire et c'est un modèle pour moi mais c'est juste ridicule de dire qu'il est derrière chaque ligne de TelQuel. Qu'est-ce que les gens croient, qu'il assiste aux conférences de rédaction chaque semaine ? » Malgré toutes les adversités, ARB compte avancer avec le soutien de son équipe. « TelQuel a toujours attiré des profils jeunes, créatifs et engagés. Notre grande fierté est d'avoir révélé de nombreux talents », dit-il. Patron cool sur le plan humain, pas du tout à cheval sur les formes, ARB n'a qu'une seule exigence vis-à-vis de ses journalistes : la qualité des articles. Pour 2010, son objectif est de « rentabiliser Nichane ». Le chef d'entreprise reprend le dessus… Quant à la ligne éditoriale, elle continuera à montrer « Le Maroc tel qu'il est », même si parfois, cela peut coûter un million de dirhams… Abdelkhalek Zyne