Née à Casablanca au sein d'une famille originaire de Tanger, la réalisatrice Leïla Kilani a fait des études en Histoire et en économie à Paris, avant de se lancer dans le septième art. Diplômée de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS), elle a découvert sa vocation cinématographique à travers le besoin de questionner sa société, au-delà du discours médiatique greffé d'ailleurs. De sa ville natale, Casablanca, Leïla Kilani garde le souvenir des années 1970 et 1980, durant lesquelles la culture de l'image dans l'espace public a été rarement mise en avant, lorsqu'elle n'a pas été interdite. La réalisatrice, qui aime se définir comme «maroco-parisienne», se rappelle auprès de Yabiladi que «les années de plomb ont été accompagnées de beaucoup d'interdictions, y compris celle de filmer dans les rues». A partir de là, «aller au cinéma ou voir simplement un film a toujours été un rituel sacré», teinté par l'environnement politique de ces décennies. «La cinéphilie était tellement précieuse et marquée par cette rareté que ces moments-là ont été aussi précieux que d'une intensité inouïe», nous confie la réalisatrice du film «Indivision», son deuxième long-métrage de fiction. Elle y aborde des thématiques cruciales liées à l'héritage, la famille, la cohabitation entre les communautés et l'urgence de préserver l'environnement. Elève de l'enseignement français, Leïla Kilani a grandi avec deux frères et une sœur au sein d'une famille originaire de Tanger, ville où se déroule justement l'histoire de son nouvel opus cinématographique. D'un père fonctionnaire, elle se souvient d'un entourage familial où l'engagement politique a été très fort. «Tout cela m'a marquée, dans une forme d'exigence intellectuelle», nous déclare la cinéaste qui, outre les images rares, a toujours «dévoré les livres» qu'elle a pu avoir sous la main. «J'ai toujours eu l'impression qu'il n'y en avait jamais assez pour satisfaire mon avidité de la lecture», souligne celle qui s'est longtemps passionnée pour les écrits de Fiodor Dostoïevski, de Toni Morrison ou encore de Georges Perec. Au-delà de la narration linéaire, l'écriture de trance et la musicalité qui s'en dégage, permettant de créer de nouveaux univers, ont toujours fasciné la réalisatrice. Son écriture filmique est d'ailleurs teintée de cette quête de sens au-delà de l'histoire racontée, laquelle ne devrait pas être une fin, mais un moyen pour réinventer les espaces de réflexion. C'est pour cette raison que Leïla Kilani envisage la diffusion marocaine de son nouveau long-métrage «Indivision», en partenariat avec la Coalition marocaine pour la justice climatique. L'idée, nous déclare-t-elle, sera ainsi d'élargir la synergie cinématographique à différents acteurs, qui s'interrogent et œuvrent autour des enjeux climatiques. Après une première projection nationale au 20e Festival international du film de Marrakech (FIFM, du 24 novembre au 2 décembre 2023), l'objectif sera de «drainer le public concerné à la fois comme cinéphile et citoyen sensible à la question écologique». L'histoire se passe dans les collines de Tanger, au centre de la forêt où se dresse une demeure décatie : La Mansouria. Lina y vit avec son père Anis, sa grand-mère Amina, et la femme de maison. La grand-mère pousse ses proches à accepter une offre immobilière pour revendre le bien et devenir milliardaires. Réfractaire, Anis renonce même à son droit à la propriété. Il ambitionne faire de sa part une donation pour l'éternité aux oiseaux, qui le passionnent tant. Mais le vent tourne et un premier feu envahit la zone. Une pluie d'oiseaux s'abat sur la forêt, signalant une succession de péripéties qui questionnent sur la centralité de l'humain au sein de son environnement. «Il y a eu une forte adhésion du jeune public autour de ce film, avec une identification à l'héroïne et un désir palpitant de vouloir prolonger l'expérience, à travers des débats. C'est en partant de ces première réactions après les projections que nous avons voulu accompagner différemment la sortie du long-métrage dans notre contexte national. La projection sur grand écran est aussi un espace civique à réinventer. C'est une grand-messe. Nous avons eu l'idée d'une stratégie de diffusion, avec un partenariat associatif, de façon à investir dans quelque chose entre la cinéphilie et le débat citoyen. L'idée serait de prolonger l'expérience au-delà du film, sous forme de procès symbolique des générations futures.» Leïla Kilani Créer le débat au-delà du discours médiatique Avant de passer derrière la caméra, Leïla Kilani a fait ses études universitaires d'Histoire et économie en France. Son travail sur sa maîtrise à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS), puis sur ses recherches en DEA au Caire ont été «un moment fondateur» pour la suite de son parcours. Elle sort enrichie de cette expérience académique, qui a commencé par des voyages lointains en Asie, de la Chine -en traversant la Route de la soie- et l'a menée à l'Egypte. «Ces déplacements ont été un processus qui m'a décidée à revenir à une forme de mémoire pour redécouvrir mon arabité, notamment grâce aux recherches que j'ai effectuées sur la littérature des années 1930», nous dit la réalisatrice. Leïla Kilani et l'équipe du film Indivision, lors du FIFM 2023 / Ph. FIFM Elle s'en souvient comme d'une «étape fondatrice et un rite de passage vers l'appartenance à un monde culturel arabe, avec un rapport à la ville où les frontières ne sont que celles que l'on s'impose». «Fondamentalement marquée» par ces séjours ici et ailleurs, qui auront duré quatre ans, Leïla Kilani y découvre «un affranchissement et un bonheur du quotidien, dans un monde hétéroclite et hybride avec lequel on évolue». Pendant ses études, elle fait parallèlement des articles en piges en tant que journaliste. Etant d'origine tangéroise, la réalisatrice voit autrement le contexte du phénomène du h'rig, au début des années 1990. Elle est «très en colère du traitement médiatique qui a été consacré à ce sujet», empaqueté dans un discours occidental détaché de la réalité du terrain, mais aussi des complexités sociétales locales qu'elle connaît bien. Elle se décide alors à prendre la caméra, pour faire ce qui deviendra son premier documentaire, «Tanger, le rêve des brûleurs» (2002). «Je prenais déjà beaucoup de photos, d'images et de sons dans cette ville. J'ai donc voulu écrire un film sans concession. Je l'ai envoyé au CNC en France, j'ai reçu un soutien et j'ai tenté un opus innocent, inconscient et ambitieux, au-delà du ton journalistique», se rappelle-t-elle. «Autour de moi, peu ont cru en la possibilité pour moi de passer à la réalisation et faire ce premier film. Mais je l'ai finalement fait et depuis, j'ai continué à avoir un rapport viscéral à l'écriture pour l'image. J'ai gardé ce même entêtement intuitif, depuis ma jeunesse. Chaque film est pour moi une première fois derrière la caméra et je n'aime pas refaire ce que j'ai déjà fait.» Leïla Kilani Après un deuxième documentaire (Nos lieux interdits, 2008), la réalisatrice tente l'aventure de la fiction pour la première fois, avec son long-métrage à succès «Sur la planche» (2011). A chaque fois, elle développe «une vision expérimentale du cinéma, en tant que tube à essai». Une approche que l'on retrouve également dans «Indivision». «C'est un rapport enfantin au septième art comme source d'émerveillement et de questionnement, avec ce besoin que ce soit une aire de jeu, un laboratoire d'expérience qui sert à proposer une forme esthétique, avec la promesse d'être constamment dans un processus entre la création et la recherche», nous confie la réalisatrice. «Je ne crois pas en une idéologisation du cinéma qui se transformerait en tract. En tant que spectatrice avant de devenir réalisatrice, je trouve que les films qui m'ont marquée sont ceux où la poésie raconte, d'une manière ou d'une autre, un rapport à soi et au monde. Ça, c'est toujours politique. Je pense que l'engagement, par ce biais, c'est oser et s'affranchir, tenter des choses et innover dans les formes esthétiques.» Leïla Kilani Aujourd'hui, Leïla Kilani estime justement que l'«on fait des films sur soi». «Mes films me racontent. Ils racontent mes désarrois, mes espoirs. J'essaye de trouver une traduction cinématographique à tout ceci, en décrivant aussi une certaine oralité marocaine», indique celle qui aura toujours mis sa ville de cœur, Tanger, au cœur de ses récits imagés. Indivision, un film de Leïla Kilani «Il y a des villes qui vous contiennent, vous appartiennent et vous transcendent. Pour moi, c'est Tanger, avec laquelle j'ai une intense relation d'amour. J'essaye de poser ma caméra ailleurs ; j'ai écrit Indivision pour le faire à Rabat, histoire de changer. Mais Tanger a fini par me rattraper. Tant mieux, car c'est une cité esthétique, qui a une telle intensité et une cinégénie de ville-monde qu'il est difficile de trouver ailleurs. C'est une ville où toutes les questions abstraites deviennent physiques, graphiques et cinématographiques... la frontière en particulier», souligne la réalisatrice.