Pour son retour au Festival international du film de Marrakech (FIFM, du 24 novembre au 2 décembre 2023) depuis la première projection régionale de son opus au succès planétaire, «Boy From Heaven», le cinéaste suédo-égyptien Tarik Saleh fait partie du jury de cette vingtième édition. Dans son entretien avec Yabiladi, il revient cette année sur l'évolution en cours de l'industrie cinématographique, qu'il imagine s'opérer avec plusieurs générations de réalisateurs, dans une dynamique créative impulsée par la convergence d'innovations individuelles plutôt que par des géants de la production. Après votre première venue au FIFM, lors de l'édition précédente pour la première régionale de votre film à succès «Boy From Heaven», vous êtes là cette année en tant que membre du jury. Comment vivez-vous ce que vous aimez appeler désormais un «retour à la maison» ? Le moment de ma venue à Marrakech, l'année dernière pour ma première fois au FIFM, faisait partie d'une période durant laquelle je voyageais beaucoup. Nous étions en train de montrer mon film «Boy From Heaven» partout. C'était très émouvant d'être ici dans ce cadre-là. Notre long-métrage avait été très chaleureusement accueilli par le public marocain à Marrakech. J'avais l'impression d'être chez moi, effectivement. C'était aussi l'une des toutes premières fois que je montrais ce travail à des spectateurs qui, pour beaucoup, n'avaient pas besoin de suivre les sous-titres pour comprendre les dialogues en arabe égyptien. J'étais donc face à une assistance qui vivait pleinement l'expérience du film dans tous ses aspects, que ce soit l'image, l'histoire, les évènements ou même la langue. C'était pour moi un moment merveilleux. Lorsque les organisateurs du festival m'ont ensuite proposé de faire partie du jury de cette 20e édition, je n'ai hésité à aucun moment. Je peux vous dire qu'en plus d'être devenu le plus important évènement cinématographique de la région, le FIFM commence à devenir l'un des plus importants festivals internationaux de film à travers le monde. A mon sens, la clé de cette réussite est que cette grand-messe du septième art permet de découvrir un nouveau cinéma, ce qui n'est pas le cas en premier lieu, ailleurs. En Europe, beaucoup de ces grands rendez-vous mettent à l'affiche, principalement, des noms déjà connus et reconnus en majorité. Nous les avons vus sur tous les tapis rouges des évènements cinématographiques planétaires. Or, nous savons que le cinéma est en plein changement. C'est pourquoi, à mon sens, il a été très innovant de faire le choix d'orienter un festival international comme le FIFM vers un autre «nouveau cinéma». Nous avons effectivement une nouvelle génération de cinéastes et d'acteurs, qui méritent d'être enfin mis en lumière et promus. En tant que membre du jury de cette 20e édition, je le vois d'ailleurs très bien au niveau des longs-métrages en compétition. Les œuvres cinématographiques émergentes sont d'une très grande qualité, artistiquement parlant. Elles se saisissent de sujets sans concession, partout dans le monde. FIFM 2022 : «La Conspiration du Caire», portrait au vitriol sur la collusion entre religion et Etat [Interview] Ce nouveau cinéma est aussi très controversé, car il oriente notre regard vers une nouvelle expression de la création comme nous n'avions pas l'habitude de la concevoir. Il reflète la voix plurielle d'une génération montante du septième art, qui a ses valeurs, sa manière de voir le monde, son processus créatif et ses espoirs. Je trouve que ce qui est en train de se passer à ce niveau-là est extrêmement intéressant et mérite d'être suivi de près. Pensez-vous, justement, que le cinéma de ces deux premières décennies du XXIe siècle définirait les contours de ce qui sera le septième art dans les nombreuses années à venir ? Absolument. Aujourd'hui, le cinéma est centenaire. Et tout au long de ces 100 ans, nous ne comptons plus le nombre de fois où il a été donné pour mort. Il a été dit qu'il serait voué à disparaître avec l'émergence du petit écran. Or, nous avons assisté à la mise en réanimation de la télévision, mais le septième art est toujours là. Ensuite, il a été annoncé que le VHS signerait l'arrêt de mort du cinéma, alors que le premier a disparu, mais pas le second. Cela a été pareil, avec l'apparition du DVD et Blu-ray. Toutes ces vagues sont passées et le cinéma y a survécu. Puis le streaming est arrivé. Laissez-moi vous dire que le streaming mourra un jour, mais que le cinéma va rester, parce que l'expérience humaine et artistique qu'il nous permet est collective. Nous la vivons tous ensemble comme un exercice d'empathie en appréciant la beauté artistique, à travers une histoire qui est racontée. C'est une communion similaire à celle que nous avons durant un feu de camp, autour duquel chacun raconte une histoire aux autres, qui y sont attentifs tous ensemble. Tarik Saleh au FIFM 2023 / Ph. FIFM Le cinéma est une expérience très intense et très profonde. Ce qui est fascinant dans le futur du septième art, c'est que ses 100 prochaines années seront définies par les jeunes d'aujourd'hui, qui ont grandi avec une caméra à la main. C'est la première génération parmi eux que nous voyons maintenant au Maroc, dans le cadre du FIFM. Ce sont des cinéastes qui ont grandi en filmant ce qui les entoure, avec un smartphone ou une tablette. Dans un sens qui n'est pas négatif, ils n'ont aucun respect pour la caméra, car c'est un outil qu'ils ont démystifié depuis leur enfance. C'est presque un prolongement d'eux-mêmes et je le vois également avec mes deux filles. Un autre aspect intéressant de cette question est que les jeunes acteurs non plus n'ont aucun complexe vis-à-vis de la caméra. Lorsqu'ils sont devant, ils ne s'en préoccupent pas en premier lieu, car elle a constamment été présente dans leur vie antérieure. Pour autant, des défis existent. En tant qu'enfant ayant grandi au sein d'une famille arabe, on a longtemps regardé les gens faire des choses autour de soi. Ils ont été en action, sous notre observation patiente. Mais la nouvelle génération est impatiente. Elle ne veut pas s'ennuyer. Elle cherche constamment la stimulation. Je suis très curieux de voir à quoi ressemblera cet avenir du cinéma avec elle. Je suis reconnaissant d'en faire encore partie, bien que je ne sois pas de la nouvelle avant-garde. A ce propos, je vous dirai aussi qu'une semaine avant mon arrivée ici, je me suis rendu au cinéma avec mon épouse, pour voir le dernier film de Martin Scorcese, «Killers Of The Flower Moon». Je trouve merveilleux qu'un réalisateur de renommée mondiale, à l'âge de 81 ans, crée en 2023 un chef-d'œuvre captivant, d'une extrême beauté, avec une touche cinématographique tellement novatrice. Je trouve si beau de voir que le septième art actuellement, qui s'ouvre vers l'avenir, se construit aussi avec plusieurs générations qui élaborent ce processus ensemble. Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio dans Killers Of The Flower Moon Je suis très optimiste pour notre cinéma dans ce sens-là. Cet avenir ne sera pas centré sur Hollywood, mais sur des individus faisant des choses fascinantes de là où ils se trouvent, à Casablanca ou en Alaska. Ils nous proposeront des œuvres singulièrement différentes et nous permettront de vire avec elles, tous ensemble à travers le monde. Vous citez régulièrement Martin Scorsese comme une référence centrale pour vous, dans le cinéma. Vous suivez d'ailleurs son travail à ce jour et vous trouvez fascinant comment son parcours migratoire familial a eu un grand apport dans le septième art. Comment ces aspects vous impactent, en tant que réalisateur ? C'est un sujet qui crée de grands débats, mais dans notre contexte actuel, je crois que de nombreux spectateurs parmi ceux qui vont regarder «Killers Of The Flower Moon» ne pourront pas ne pas penser à ce qui passe à Gaza, pour la simple raison que c'est un film qui aborde la question de la colonisation, de la dépossession de la terre natale et des conséquences qui en découlent. Lorsqu'on est réalisateur, on n'appartient pas à un Etat, mais au cinéma et à la création qui parle, dans une dimension universelle. Je le sais de mon expérience personnelle : durant toute ma vie, je n'ai jamais pu être pleinement suédois, bien que je sois né en Suède. J'ai souvent été ramené à mon appartenance égyptienne, mon père étant d'Egypte. Lorsque je me présente en tant que citoyen suédois, on me redemande d'où je viens. N'arrivant pas à expliquer que je peux être les deux à la fois et que je vis très bien ma double-culture, j'ai simplement commencé à me présenter en tant qu'égyptien. Puis mes films ont été primés dans des festivals internationaux et là, surtout lorsque j'ai été distingué à Cannes, tout le monde en Suède a aimé dire que j'étais un réalisateur suédois, comme tout le monde en Egypte s'est félicité qu'un réalisateur égyptien remporte un prix à Cannes ! Mais dans mon cœur, je sens que j'appartiens aux endroits où une certaine connexion s'opère. Je ressens ce très fort attachement avec la ville d'Alexandrie et comme je ne peux pas m'y rendre, je m'identifie à tout ce qui me rappelle celle-ci. C'est pour cela qu'après elle, Casablanca est ma deuxième ville préférée ! Vous faites partie du jury du FIFM de cette année, mais vous êtes là aussi pour intervenir dans le cadre des Ateliers de l'Atlas, où vous serez justement avec une nouvelle génération évoluant dans le cinéma. Ce moment de transmission signifie-t-il pour vous le fait d'avoir atteint une étape de maturité artistique que vous cherchiez ? Totalement. Plusieurs fois, je pense à moi-même en me disant que je suis un jeune homme. Mais quand je me vois dans le miroir, celui-ci me rappelle que j'ai 51 ans et que je ne suis plus si jeune que cela ! Puis, lorsque je revois mon CV et mon IMBd, je réalise que j'ai fait des choses dans le cinéma depuis les années 1998 et 1999 et je m'étonne une nouvelle fois de ne pas être si jeune que le pense ! Tarik Saleh au FIFM 2022 / Ph. FIFM Je dirais que je ne vois pas cette participation aux Ateliers de l'Atlas comme le partage d'une expérience que j'aurais acquise, au fur et à mesure des années, mais plutôt comme un moment que je valorise beaucoup, car il me permet de découvrir des projets en développement. Ce que je pourrais conseiller aux jeunes cinéastes, dans ce sens, c'est d'être eux-mêmes, de garder leur touche personnelle dans leur processus créatif et de ne pas se voir spécifiquement comme un réalisateur marocain, suédois, égyptien ou autre, mais plutôt un individu qui crée. Devenir cinéaste est fait de beaucoup de moments de solitude que l'on est amené à traverser, au cours de l'élaboration de son projet artistique. Pour moi, le fait d'atteindre un point où je me suis libéré assez pour être moi-même dans ma création, commettre peut-être des erreurs mais qui sont les miennes, a été un passage très important d'une étape à une autre, dans ma carrière et dans tout mon processus créatif.