Pour l'économiste Youssef El Jai, les contrôles des prix lancés récemment par le gouvernement restent, à court terme, «la réponse la plus appropriée» qui doit être «intégrée comme une réponse régulière» et devenir «un outil de régulation» face à la flambée des prix des produits. Le Haut-commissariat au Plan (HCP) a indiqué, ce mercredi, que l'indice des prix à la consommation a connu une nouvelle hausse, au cours du mois de janvier 2023. Dans sa note, il a expliqué que «comparé au même mois de l'année précédente, l'indice des prix à la consommation a enregistré une hausse de 8,9% au cours du mois de janvier 2023, une conséquence de la hausse de l'indice des produits alimentaires de 16,8% et de celui des produits non alimentaires de 3,9%». Pour revenir sur cette question de l'inflation qui persiste au Maroc, Yabiladi a interrogé Youssef El Jai, économiste au Policy Center for the New South (PCNS), qu'il a rejoint en 2019 après avoir obtenu un Master's in Analysis and Policy in Economics de la Paris School of Economics et du Magistère d'Economie de la Sorbonne et enseigné à l'Université Paris Dauphine et à l'Université de Paris Cité. Question : Quelle est votre analyse de l'inflation et de la flambée des prix des produits alimentaires auxquelles fait face le consommateur marocain aujourd'hui ? Au Maroc, nous avons longtemps joui d'un régime d'inflation faible. Si nous prenons l'exemple de 2009 à 2019, nous avions un niveau d'inflation moyen de 1,2%. Pendant longtemps, le Royaume a profité de cette situation, grâce notamment à plusieurs facteurs, dont le régime de change fixe, des prix réglementés et subventionnés. Il y avait peu de marge pour que les prix fluctuent. Il y avait aussi un autre facteur qui reste aujourd'hui prépondérant, à savoir l'inflation chez nos partenaires commerciaux, notamment dans la zone euro. Aujourd'hui, l'inflation est le résultat d'un double choc d'offre. D'abord, la hausse des cours des matières premières, notamment au lendemain de l'invasion russe de l'Ukraine. Le choc s'est transféré à l'économie marocaine environ trois à quatre mois plus tard. Cela explique le fait que nous constatons une décélération de l'inflation en Europe et aux Etats-Unis alors qu'elle persiste toujours au Maroc. Le deuxième choc est celui de la sécheresse que le Royaume a connue. Sur le volet des matières premières, le contexte est en train de changer, car nous observerons peut-être un pic de la hausse des cours des matières premières et nous devrons voir un impact sur les prix au Maroc dans quelques mois. Cela renvoie au caractère de persistance de l'inflation. Le dernier document de recherche de Bank Al-Maghrib a évoqué les déterminants de l'inflation au Maroc et notamment son caractère persistant. Cela veut dire que si aujourd'hui j'ai de l'inflation, je l'aurai toujours demain et après-demain mais elle va décélérer. Ce facteur de persistance est très important. Les derniers chiffres du HCP en témoignent. Je pense qu'il faut s'attendre à un retour à la normale vers la fin de 2024 ou début 2025. Cela reste en ligne avec les prévisions du FMI et de Bank Al-Maghrib. Il y a aussi la réaction à cette inflation et ce qu'on observe aujourd'hui dans le secteur agroalimentaire. Nous constatons l'existence aussi de facteurs qui soutiennent le caractère persistant de cette inflation… L'inflation que nous observons aujourd'hui a été d'abord un phénomène importé. D'ailleurs, si nous regardons la déségrégation de cette inflation, nous voyons qu'elle touche d'abord aux biens échangeables, c'est-à-dire les biens qu'on importe, puis à ceux non échangeables. Le fait qu'elle soit d'abord importée puis qu'elle se transmette à l'économie n'est qu'une évolution naturelle. Lorsque les intrants du secteur productif sont importés à des coups plus chers, le secteur va ainsi répercuter ces prix sur un temps long, avant une diffusion à l'ensemble des secteurs. Cette diffusion reste asymétrique car certains secteurs vont être plus touchés que d'autres. Les marchés de gros et les intermédiaires ont été pointés du doigt pour ce qui est des prix des produits alimentaires. Pourquoi à votre avis ? Il y a plusieurs explications qui sont présentées. Aujourd'hui, nous ne disposons pas de données granulaires pour nous permettre de faire le tri entre les différentes explications. A mon avis, toutes les explications sont possibles et peuvent justifier ce que nous observons au niveau des marchés des biens alimentaires. Je pense que ce que nous observons fait partie des dynamiques du marché. La formation des prix est impactée par un ensemble de facteurs. Il y a les intermédiaires sur les marchés de gros mais il y a aussi les facteurs météorologiques qui sont compliqués, le stress hydrique qui réduit la surface cultivée, la hausse des intrants pour les agriculteurs,…Tout cela contribue à une hausse des prix, d'abord au niveau du producteur et le long de la chaîne de distribution. Parler de la question des intermédiaires est tout à fait légitime. Le rapport sur le nouveau modèle de développement y fait référence. Nous avons récemment vu le rapport du CESE qui en parle aussi, la Banque mondiale… Il y a une dimension que j'aimerai considérer ; celle microéconomique. Car, si ce problème refait surface, c'est parce que cette section de biens alimentaires apparait surtout dans la consommation des ménages les plus vulnérables et les plus pauvres. Ces derniers ont un prix de réserve qu'ils sont prêts à payer et qu'ils payaient avant. Les intermédiaires existaient aussi avant et leur contribution à la formation des prix prévalaient même avant cette situation d'inflation. Toutefois, avec la répercussion de tous les cours, le prix final supporté par le consommateur dépasse ce qu'il est prêt à payer pour ce type de biens. Ce prix de réserve n'est pas figé et dépend de la conjoncture. Alors que celle-ci est aujourd'hui compliquée et incertaine, cela explique que ce prix de réserve peut être plus bas que d'habitude. Quels leviers faut-il actionner selon vous pour réguler ce secteur ? Le secteur des intermédiaires est structurel et donc nous observons aujourd'hui des contrôles réguliers des prix, qui étaient l'une des réactions du gouvernement. Je pense que c'est la réponse la plus appropriée. Il faut aussi qu'elle soit intégrée comme une réponse régulière et devienne un outil de régulation. Après, si nous raisonnons sur un horizon de moyen et long terme, la réponse est plutôt structurelle et passe par une refonte de l'organisation des marchés de gros, avec une bonne régulation. Je rappelle aussi que le volet de transformation fait partie des réformes sectorielles prévues par Plan Génération Green. Cela contribuera à élargir cette scène de distribution avec la création de valeur ajoutée. Inflation au Maroc : La Banque mondiale pointe «la prolifération d'intermédiaires» Aujourd'hui les intermédiaires évoluent dans un marché sans réglementation propre, avec beaucoup d'informalité. En introduisant une réglementation intelligente, nous pouvons mieux réguler ce secteur des intermédiaires et faire baisser la distorsion que nous avons sur le marché et avoir des prix qui reflètent la valeur créée sur le marché tout au long de la chaîne de valeur et cela s'applique à l'ensemble de l'économie et pas seulement au marché des produits alimentaires. Quelle est votre évaluation des mesures gouvernementales prises pour atténuer l'impact de l'inflation surtout qu'on a l'impression que le citoyen ne ressent toujours pas de différence ? En fait, même si demain nous renforçons le contrôle et nous chercherons à mieux gérer la distribution, l'impact ne sera pas immédiat, ce qui renvoie au caractère persistant de l'inflation. Il faudra attendre quelques semaines, voire quelques mois pour que nous observions une baisse des prix et l'impact de cette intervention du gouvernement. Sur l'inflation en général, il y a un certain nombre de mesures qui ont été mises en place à travers la caisse de compensation et notamment les aides données aux transporteurs. Nous avons vu un certain impact. Bien sûr, le coût budgétaire de ces mesures a été beaucoup plus élevé que ce qu'il aurait été dans une intervention ciblée. Mais encore une fois, en l'absence de mécanisme pour avoir une intervention ciblée, le gouvernement a opté pour la meilleure solution. La décision de lever les impôts sur l'importation de certains produits a aussi du sens aujourd'hui et sur la durée aussi, quitte à la maintenir à condition d'assurer une structure du marché local efficace et qui permet la promotion de l'activité de l'agriculteur. Il y a par contre la question des restrictions sur certaines exportations. J'ai toujours du mal à saisir comment les exportations contribueraient aujourd'hui à la hausse des prix, car le Maroc a toujours exporté des produits. Je ne sais pas dans quelle mesure ces restrictions peuvent-elles constituer une réponse effective au problème que nous rencontrons aujourd'hui. En tout cas, c'est quelque chose qui mérite d'être éclairci. A très court terme et jusqu'au mois de Ramadan, je ne vois pas honnêtement d'autres solutions que la veille quotidienne sur les marchés et faire en sorte que la loi et la régulation soient respectées. Il s'agit d'un problème structurel et la réponse doit aussi l'être. Il faut agir sur la structure du marché et s'activer sur la réforme. Il faut aussi s'activer sur le Registre social unifié pour perfectionner le ciblage par une réponse contracyclique à ce genre de phase basse du cycle conjoncturel.