L'axe Meski-Boudnib nécessitera annuellement une quantité colossale d'eau d'irrigation, qui correspondrait au tiers des réserves aquifères de Tafilalet. 8 000 hectares de palmiers-dattiers ont été plantés dans ce périmètre. Dimanche 22 mai 2022, la petite bourgade de Boudnib, située à la province d'Errachidia au sud-est du Maroc, tient son souk hebdomadaire. Il est à peine dix-heures du matin et la température est si élevée que les badauds sont contraints de se réfugier à l'ombre. Les clients, eux, se dirigent en petits nombres à l'esplanade du souk, tenu sur un des affluents d'Oued Guir, sec en longueur d'année, hormis les brèves périodes de crue. Ni les étalages des légumes et fruits, provenant du marché de gros d'Agadir, ni les petites quantités de produits issus de l'agriculture vivrière, acheminées des oasis à dos d'équidés en gros sacs en raphia, ne reflète le changement colossal qu'ont connu les environs de Boudnib ces dernières années. D'ailleurs, les maisons en pisé, y compris l'ancien Ksar où a grandi le général Mohamed Oufkir, dominent encore la ville, témoins de temps révolus. Entre Errachidia et Boudnib, et même au-delà jusqu'à Ksar Sahli, cela est une autre histoire. De gigantesques exploitations phoénicicoles ont vu le jour, transformant complètement ces contrées désertiques. En-dehors des petites plantations de cinq hectares encerclant Boudnib de tous les flancs, certaines exploitations sont si larges que les bassins mis en place pour organiser l'irrigation ressemblent à des piscines olympiques. Ces bassins de stockage, comme nous l'a confirmé le professeur Tahar Srairi de l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, gaspillent une quantité considérable d'eau en été, du fait du phénomène de l'évaporation. Un problème de chiffres ? Selon le ministère de l'Agriculture, on a prévu, dans le cadre du Plan Maroc Vert (PMV), la plantation de 10 000 ha de palmiers-dattiers à la province d'Errachidia, dont 8 000 ha au périmètre Meski-Boudnib. Les multiples bilans d'étape du ministère font d'état de plus de 3 millions de palmiers-dattiers plantés jusqu'à présent, dont la part du lion revient au Drâa-Tafilalet qui accapare 90% de la production nationale des dattes, avec une production de 128 500 tonnes annuellement. Sans nul doute, le projet de développement de l'axe Meski-Boudnib a permis une grande évolution en termes de surface plantée, en attendant le début de la production. Cela étant, quid des ressources hydriques pour irriguer toutes ces plantations ? Dans l'article «Impact économique et social du nouveau périmètre agricole Meski-Boudnib», publié au journal scientifique EWASH & TI par des chercheurs marocains de l'Agence du bassin hydraulique Guir-Ziz-Rhéris, dont l'ancien directeur de l'agence Abderrahman Mahboub, les doses d'irrigation utilisées en phœniciculture au Tafilalet sont estimées 18 500 m3 /ha. L'axe Meski-Boudnib nécessitera ainsi 148 millions de m3 annuellement, ce qui correspond à un peu moins du tiers des réserves renouvelables de tout le bassin Guir-Ziz-Ghriss-Maïder, évaluées à 482,46 Mm3/an et couvrant toutes les nappes de ce bassin, y compris le jurassique. En d'autres termes, la nappe de laquelle les exploitations de palmier-dattier de Meski-Boudnib pompent leurs besoins en eau, à savoir le sénonien, sera très vite épuisée, si ce n'est déjà le cas. C'est justement d'une sortie d'un aquifère situé en dessous de la nappe du Sénonien que la source bleue de Meski jaillit, à un débit de 206 litres par seconde (l/s). Aux dernières nouvelles, elle ne coule plus, encerclée de tous les bords par les nouvelles plantations. Ce n'est là qu'un des effets visibles de la mise à sac de l'eau souterraine de Tafilalet. Photo d'illustration. / Hicham Ait Almouh Là où le bât blesse ! Parmi les entreprises implantées dans le périmètre Meski-Boudnib, Medjool Star, filiale du Groupe Saham lancée en 2013, a planté 55 000 palmiers-dattiers sur une superficie de 627 hectares en plus de la mise en place d'une unité de conditionnement, construite sur 5 ha et visiblement achevée. Selon les mêmes calculs, cette ferme nécessite, à elle seule, 11 599 500 m3 annuellement. Le groupe marocain Africa Organics a également lancé, en mai 2019, son nouveau projet Desert Timber Tafilalet sur une superficie de 600 ha, dont 530 ha plantés, ce qui correspond à une consommation de 9 805 000 millions de m3 par an. Enfin, Domaine Snoussia, autre ferme implantée dans la même zone sur une superficie de 150 hectares, consomme déjà - logiquement - 2 775 000 m3 par an. Ce n'est là que la consommation en eau de trois exploitations seulement, sur une quarantaine de projets privés dont la superficie varie entre 100 et 700 hectares. Mais elle dépasse le tiers de ce que stocke, actuellement, le barrage Hassan Addakhil sur Oued Ziz, doté d'une capacité de retenue globale de 310 Mm3. Selon l'article cité, l'alimentation de l'aquifère du bassin Errachidia-Boudnib, «qui se fait par infiltration des eaux de pluie et par abouchement avec les aquifères jurassiques du Haut-Atlas et à partir de plusieurs nappes phréatiques (Rheris, Tarda, Tadighoust, Rteb), est estimée à 20 Mm³/an». Quant à elle, la pluviométrie manque énormément de régularité, les précipitations moyennes annuelles variant entre 200 mm au nord et moins de 100 mm au sud du périmètre. Cela étant, il est vrai que, comme cela a été prouvé par une étude intitulée «Contribution de la nappe phréatique à l'alimentation hydrique du palmier-dattier dans les zones oasiennes», publiée dans Cahiers Agricultures, en juillet 2017, le palmier-dattier peut bénéficier de son système racinaire pour s'alimenter, de la nappe évidemment, à hauteur de 50% de ses besoins hydriques. Or, cela ne diminue par ces besoins et ne concerne que les palmiers adultes. Au périmètre Meski-Boudnib, ce sont en totalité des nouvelles plantations. Distribution non-équitable En 2021, le barrage Kaddoussa sur Oued Guir, d'une capacité totale de 220 millions de m3 et d'un montant d'investissement d'un milliard de dirhams, a été construit pour régulariser, en année moyenne, un volume de 33 millions de m3, dont 30 millions seront réservés à l'irrigation des périmètres situés à l'aval du barrage, à savoir, en grande partie, les nouvelles exploitations phoénicicoles. Les 16 600 agriculteurs des oasis traditionnelles auxquels profitera ce projet ne couvrent que 825 hectares, comparés à 3 020 ha relatifs aux extensions réalisées par des investisseurs privés, qui sont au nombre de 39 précisément, et 1 055 ha relatifs aux extensions réalisées par les ayant-droits. On se dirige petit à petit vers le remplacement de l'agriculture vivrière, qui profite à la population et la maintient dans son espace naturel, vers une agriculture qui bénéficie à une poignée d'investisseurs privés. L'argument de création d'emploi est vite discrédité lorsqu'on prend en compte les technologies d'irrigation automatique adoptée à l'axe Meski-Boudnib. En cette fin du mois de mai 2022, les exploitations, aussi gigantesques soient-elles, sont désertes. On fera appel à la main d'œuvre pour la récolte qui commencera à la septième année après la plantation des palmiers-dattiers, dont la plus grande partie produira la variété Majhool, mais aussi, à un moindre degré, Boufegousse et Najda. Pour l'instant, l'essentiel du travail est automatisé. L'unité de conditionnement de Medjool Star a une capacité de traitement de 6 000 tonnes de dattes, selon les chiffres publiés par l'entreprise. Cela nécessitera bien évidemment de la main-d'œuvre, mais il faudra voir dans quelles conditions sera-t-elle embauchée. L'agriculture n'est pas encore fiscalisée et les travailleurs saisonniers sont toujours payés au noir. Meski-Boudnib ne sortira certainement pas du lot. Dans le même dossier L'eau comme le patrimoine, une histoire de gabegie au Tafilalet Mohamed Taher Sraïri : Les politiques publiques n'ont pas tenu compte du manque structurel d'eau dans les oasis [Interview] Le grand gâchis des crues non-retenues d'Oued Ghriss