Dans un contexte de tension lié à la décision française de limiter le nombre des visas délivré aux ressortissants marocains, Yabiladi s'est entretenu avec Hélène Le Gal, ambassadrice de France au Maroc. L'occasion d'évoquer les relations entre Paris et Rabat sur un certain nombre de sujets dont la coopération sécuritaire, l'immigration irrégulière, la guerre au Sahel ou le nouveau modèle de développement. Quel a été l'impact du Covid-19 sur les échanges entre la France et le Maroc ? Avec le confinement et la fermeture des frontières, les mobilités ont été sévèrement entravées en 2020 et en 2021. Les rapatriements depuis le Maroc ont concerné 54 000 personnes, des Français ou des Marocains vivant en France, ce qui constitue un record sur un total de 350 000 personnes rapatriées par la France dans le monde. Cela donne la mesure de l'imbrication humaine très forte entre nos deux pays. Les échanges touristiques reprennent en douceur, quant aux échanges économiques le bilan est loin d'être négatif. Je pense notamment à l'automobile, qui est le premier secteur exportateur au Maroc et qui s'en sort très bien. Ce sont des entreprises françaises qui portent cette industrie et c'est la France qui en est le principal marché à l'importation, ce qui explique que la balance commerciale est déficitaire côté français depuis l'émergence de ce secteur. (La France présente un solde bilatéral déficitaire depuis 2012, ndlr). Le point positif de la pandémie, c'est la réflexion que l'on mène au niveau mondial sur les questions des relocalisations, de la dépendance à l'Asie et les pénuries actuelles, mais aussi sur l'augmentation des prix du fret qui est spectaculaire, ainsi que sur les considérations environnementales et climatiques avec une Europe qui tente de bâtir une taxe carbone. Tout cela peut jouer en faveur du Maroc, où des politiques sont menées pour favoriser de nouvelles industries, et de sa relation avec la France en matière d'investissements. Il y a de belles perspectives du côté des énergies vertes notamment. Un bilan pas si négatif, mais en 2020 la France a reculé à la troisième place des partenaires commerciaux du Maroc, derrière l'Espagne et la Chine... Effectivement, l'Espagne, et désormais la Chine depuis l'an passé, ont des échanges commerciaux plus importants que la France avec le Maroc. Cela tient surtout à notre position qui est davantage celle d'un partenaire qui investit localement. Le tissu industriel marocain reste composé en grande partie d'entreprises françaises (plus de 950 filiales recensées, ndlr) et une majeure partie du CAC40 est présente dans le royaume. Elles créent des emplois et contribuent à former la main-d'œuvre locale dans une large variété de secteurs. Face à la concurrence américaine, turque ou chinoise, la France n'est-elle pas en perte de vitesse au Maghreb ? Au niveau économique, il est indéniable que la Chine est devenue le grand partenaire de beaucoup de pays africains. Mais la France est toujours très présente sur le continent. La langue française, par exemple, va être parlé dans trente ans par neuf cent millions de personnes dont près de 80% vivent en Afrique. Les grands pays de la francophonie sont des pays africains, comme la Côte d'Ivoire et la République démocratique du Congo... Malgré sa proximité culturelle avec ses anciennes colonies, la France n'a-t-elle pas failli à accompagner les changements, comme en Tunisie ? Au Maroc, on lui reproche de ne pas dialoguer suffisamment avec une société civile qui milite pour davantage de droits... La France a une particularité en Afrique. Quand elle ne fait rien, on l'accuse de se désintéresser, et quand elle agit, on lui reproche ses choix. C'est une posture très difficile. Mais il faut faire avec. Le sommet tenu récemment à Montpellier à l'initiative du président Macron a justement permis de dialoguer avec des jeunes africains et de répondre à des débats qui ont lieu en Afrique sur ce que représente la France. En quoi la France bénéficie-t-elle de la reprise des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël ? Nous nous sommes réjouis de la reprise des relations entre ces deux partenaires importants. La France en bénéficie bien sûr, mais c'est la région tout entière qui est concernée. Nous sommes soucieux de relancer le dialogue entre Israéliens et Palestiniens qui n'ont toujours pas trouvé un terrain d'entente, et le Maroc peut jouer une rôle important de ce point de vue, un rôle de facilitateur. La reconnaissance du Sahara occidental par l'administration Trump n'a pas changé la position de la France sur ce dossier. Pourquoi ? Nous avons toujours été proches du Maroc dans la mesure où nous avons été les premiers à soutenir sa proposition de plan d'autonomie. Notre position n'a pas changé. La solution au Sahara doit être juste et durable. Elle doit aussi engager toutes les parties, et cela dans le cadre des Nations unies. Le Maroc lui-même reconnaît ce cadre comme le plus pertinent. Nous sommes heureux de la nomination de Staffan de Mistura en tant que nouvel envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, ainsi que de la désignation d'un nouveau chef de la MINURSO en la personne d'Alexander Ivanko. Nous espérons qu'une nouvelle dynamique pourra ainsi reprendre là où elle s'est arrêtée en 2019. La France est restée à l'écart de la crise entre le Maroc et l'Espagne, mais l'immigration est un sujet majeur entre les deux pays. Que répondez-vous aux propos de Nasser Bourita qui estime que le Maroc n'a pas "vocation à être le gendarme de l'Europe ni son concierge" ? Dans cette affaire, le Maroc et l'Union européenne sont liés. D'abord parce que le Maroc est un pays émetteur de migrations irrégulières, mais aussi un pays récepteur et de transit. Il n'est donc pas envisageable que nous ne travaillions pas ensemble sur ces questions. L'Union européenne soutient le Maroc, il y a beaucoup de coopération, et nous reconnaissons que le sujet de l'immigration illégale est traité par Rabat avec beaucoup de sérieux. Emmanuel Macron a été vu au départ comme désintéressé par le Maghreb. On le voit finalement assez impliqué avec l'Algérie, malgré les tensions récentes. Mais le président semble peu attiré par le Maroc. Pourquoi ? Je ne suis pas d'accord. Même si nous le voulions, nous ne pourrions pas nous désintéresser du Maghreb. Il s'agit de notre voisinage, et notre propre société est elle-même imprégnée par les questions maghrébines. Quand on regarde la composition de la population de la France, en dehors de la nationalité française, les nationalités algérienne et marocaine sont les plus représentées. Il ne s'agit donc pas d'un désintérêt, mais plus certainement d'une évolution des relations et des personnalités. La classe politique française a changé et est différente de celle qui était en place il y a dix ans. Mais l'intérêt pour le Maghreb est bien réel, et le fait que la presse française en parle quasiment tous les jours est un signe qui ne trompe pas. Où en est la coopération sécuritaire après les multiples accrocs sous la présidence de François Hollande ? La coopération en matière de sécurité entre nos deux pays est très bonne. Les échanges sont quotidiens, que ce soit dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, au Sahel et sur d'autres théâtres internationaux dont la Syrie et l'Irak, où beaucoup de Marocains, de Français et de Franco-marocains sont partis, mais aussi en France, où nous travaillons avec le Maroc qui peut disposer de renseignements pouvant assurer notre propre sécurité. Nous avons également une coopération militaire. J'étais par exemple à Benguerir, il y a quelques jours, dans le cadre d'un entraînement des forces spéciales de nos deux pays. Il y a enfin une importante coopération judiciaire. En dehors de l'Union européenne, le Maroc est notre premier partenaire dans ce domaine. Cela porte sur les questions migratoires, la lutte contre les stupéfiants, etc. Cette très bonne coopération n'a pas empêché la France de reprocher au Maroc son manque de coopération dans la réadmission de migrants en situation irrégulière ? Sur cette question, la coopération a été très bonne en 2019. Mais elle a changé de nature en 2020 en raison de l'impact du Covid-19. Il y a eu trop peu de reconduites à la frontière, et la situation n'a pas vraiment changé en 2021. Nous estimons que les choses doivent reprendre leur cours normal, même si nous reconnaissons qu'en ce domaine le processus est long entre obligation de quitter le territoire, identification des personnes, départ effectif... Il faut que tout cela soit remis sur la table car cela ne fonctionne plus. D'où la décision qui a été prise récemment par la France de diminuer le nombre des visas. L'Algérie a fermé son espace aérien aux avions militaires français. Est-ce que cela a une incidence sur le rôle de Rabat dans le conflit au Sahel ? Le Maroc joue un rôle dans le Sahel à plusieurs titres : politique et économique, mais aussi religieux avec un islam de rite malékite qui est pratiqué dans toute la région. Le Maroc a ainsi montré à plusieurs reprises à quel point il est concerné par la situation au Mali, et plus largement dans les pays membres du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad, ndlr), avec notamment sa participation en février 2021 au dernier sommet de l'organisation qui s'est tenu à N'Djamena. Nous avons toujours eu un dialogue avec le Maroc sur les questions sahéliennes. Cela nous préoccupe beaucoup du fait de notre présence militaire et parce que nous considérons qu'il s'agit d'un enjeu de sécurité pour l'Afrique du Nord et l'Europe. Le Maroc est donc un partenaire important, il continuera à l'être et nous comptons sur lui pour jouer un rôle stabilisateur dans la région. Que retenez-vous des conclusions de la commission spéciale sur le modèle de développement ? Je retiens avant toute chose l'importance de l'éducation. Il y a un saut qualitatif et quantitatif à faire et des moyens à investir dans ce chantier pour faire du Maroc une puissance régionale grâce à ses cerveaux. Il faut amener un nombre beaucoup plus important de la population à des niveaux qui soient ceux de l'enseignement supérieur. Chakib Benmoussa a fait un travail colossal et en tant qu'ancien ambassadeur du Maroc en France il a noué un réseau avec les grandes écoles et les universités françaises qui lui sera sûrement très précieux pour réussir sa mission au ministère de l'Education nationale. En quoi la France peut-elle soutenir le Maroc dans cette voie ?
Aujourd'hui, les deux tiers des Marocains qui étudient à l'étranger étudient en France. Nous avons aussi sept campus français au Maroc qui sont ceux de grandes écoles et d'universités qui ont choisi de s'implanter ici, non seulement pour des étudiants marocains mais également des étudiants d'Afrique subsaharienne. On peut faire monter cela en puissance. La hausse des frais universitaires pour les étudiants étrangers ne contredit-elle pas cet engagement ?
Cette mesure a eu pour objectif principal de permettre le règlement de bourses pour les étudiants défavorisés. La France paie toujours les deux tiers du coût de la scolarité et de très nombreux étudiants marocains sont exonérés. Il faut cesser de croire que tous les étudiants étrangers sont pauvres. J'ajoute à cela que cette mesure n'a eu aucun effet sur le nombre des candidats. Nous en sommes à deux rentrées scolaires en période de Covid-19 et le nombre des candidats marocains n'a pas diminué. Plusieurs journalistes marocains ont été condamnés à de la prison à l'issue de procédures critiquées par Reporters sans Frontières ou Amnesty International. Pourquoi la France ne s'exprime-t-elle sur la situation au Maroc ? Je ne ferai pas de déclaration publique à ce sujet.