Il est, comme à l'accoutumée, difficile de passer sous silence les propos d'Abdelilah Benkirane, prononcés cette fois devant les jeunes de son parti, voici quelques jours. Le chef du gouvernement a dit qu'il existe au Maroc « un véritable Etat conduit par le roi Mohammed VI » et à côté, « un autre Etat qui arrive d'on ne sait où et qui est dirigé par on ne sait qui ». Or, il s'avère que beaucoup de gens auront relevé la coïncidence de ces phrases de Benkirane avec les rudes passages contenus dans le communiqué du Conseil national du parti de l'Istiqlal et qui évoquent les intrusions que connaît l'Etat. On lit, en effet, dans ce communiqué que « l'Etat a une responsabilité claire dans ce qui se trame contre la démocratie, à travers l'instrumentalisation de ses moyens logistiques, humains, financiers et administratifs au bénéfice de visées partisanes déterminées ». L'Istiqlal appelle également l'Etat à « assumer sa responsabilité dans ce qui se produit, en récupérant son aura et en immunisant ses institutions contre les dangers qui les guettent et qui sont incarnés par ces intrusions et par l'hégémonie (tahakkoum) qui les fragilisent, qui leur font perdre leur puissance, leur valeur, leur neutralité et leur équilibre ». Et donc, contrairement aux lectures effectuées des propos de Benkirane et du communiqué de l'Istiqlal par certains milieux, le débat soulevé par ces saillies se trouve au cœur même du processus de réforme démocratique dans notre pays, dans ce qu'Abdelhamid Jmahri qualifie d' « Etat de l'ombre ». Plus généralement, les écrits politiques marocains évoquent fréquemment cette idée dualiste. Tout le monde se souvient, en effet, du discours bruxellois d'Abderrahmane el Youssoufi sur la dualité au sein de l'appareil exécutif (Etat vs gouvernement) qui serait selon lui l'une des défaillances de la transition démocratique et qui a conduit à l'échec du passage de l'alternance consensuelle à la l'alternance démocratique. Mais loin des discours des différents acteurs et intervenants, l'analyse politique au Maroc s'est souvent intéressée à la dualité comme caractéristique première du système politique national – nonobstant son contenu. Abdallah Laroui avait parlé de la dualité de l'Etat à l'époque de la présence française au Maroc, l'Etat du Protectorat en matière de langue, d'économie et de culture, et l'Etat chérifien de l'imamat, et cette dualité ne s'est pas achevée avec le départ du colon, mais s'est poursuivie, toujours selon Laroui, dans la constitution royale écrite en deux langues, ou à deux niveaux de lecture. Pour sa part, dans son approche du système politique du Maroc moderne, Abed Jabri distingue entre les aspects traditionnel et moderne. Quant aux constitutionnalistes, ils ont également abondamment parlé de la dualité de l'architecture politique et institutionnelle marocaine, expliquant le dualisme structurant de la réalité constitutionnelle, entre l'apparent et l'inapparent, entre l'institution de la Commanderie des croyants et les dispositions constitutionnelles explicites. Mais de toutes ces analyses et approches, il reste celle de Hassan Aourid – qui est la plus proche de la réalité – sur la « structure parallèle » comme élément d'influence dans le processus officiel de décision, et qui se télescope bien souvent avec l'Etat tel qu'il est connu et visible. Le Maroc a su et pu dépasser la phase de conflit autour de la légitimité, de même qu'il a laissé derrière lui le long conflit entre ceux qui sont avec le roi et ceux qui sont contre. Cette question n'est plus d'actualité dans le paysage politique national. Et la constitution 2011 peut aussi être lue comme un retour de consensus sur la primauté fonctionnelle et institutionnelle du roi, mais cela ne doit pas aller dans la persistance de l'aventure de la « partisation de la monarchie », cette 3ème voie pour reprendre l'expression de Jabri dont l'objectif était, pour ses tenants qui défendaient leurs intérêts, d'isoler la monarchie par rapport au mouvement national démocratique. Cette aventure prend à n'en pas douter plusieurs formes, à commencer par ce dont a parlé le parti de l'Istiqlal en termes d'intrusions diverses et à finir par cet « autre Etat » évoqué par Benkirane et qui prospère à la marge des institutions officielles.