En novembre dernier, le roi Mohammed VI était apparu lors d'une visite à Nador, appuyé sur une béquille médicale. J'avais alors écrit que « c'était là un précédent dans l'histoire des rois et des sultans au Maroc… le roi Mohammed VI a présidé plusieurs inaugurations dans la ville de Nador, aidé d'une béquille médicale. Il s'agit de la première fois qu'un roi du Maroc apparaît devant ses sujets en laissant apparaître un malaise de santé ». Le « corps du roi » (du sultan) nous a toujours transcendés, dépassant l'humain et l'ordinaire que nous connaissons ; il s'agit d'un corps surnaturel, quasi divin. Il n'est pas de la même consistance, celle qui tombe malade, qui présente des défaillances et qui est atteinte de divers maux et maladies. Et voilà que, encore une fois, le roi se rend à une activité, à Mohammedia cette fois, et s'appuyant, encore une fois, sur sa béquille médicale, montrant, encore une fois, un corps humain, dépouillé de toute cette sacralité qui a de tous temps entouré les personnes des sultans et encadré l'idée même d'autorité au Maroc contemporain et ancien. Le « corps du sultan » a toujours échappé à l'écoulement du temps ; il est métaphysique, intemporel, inaltérable. Il est un et indivisible. Il ne peut être atteint par les outrages de l'existence, au point d'en paraître hors du temps, ne pouvant tomber malade, ne manifestant aucune tare, résistant à tout, surmontant tout, bousculant les heurts et se jouant des malheurs. Même le trépas du sultan obéit à un calcul précis dans les équilibres. Le « corps du sultan » est protégé par le haut, ne devant rien au bas… C'est pour cette raison que les anecdotes pullulaient sur ces rencontres d'Hassan II avec ses bouffons, ses amuseurs et ses commensaux d'un genre particulier, avec lesquels il partageait des moments hors de tout rituel et éloignés de tout protocole, sans supériorité de l'un ou infériorité des autres. Il demandait à ces gens de lui narrer les histoires qui circulaient sur son compte dans la cité et de lui relater les dernières blagues, dans leurs mots crus, de l'invectiver dans les mêmes termes dont usait le commun des mortels à son égard, mais hors de sa présence… Et puisqu'un voile (hijab) était nécessaire entre le roi humain et le roi commandeur, entre le corps du roi, privé et celui, public, le défunt roi avait pris pour habitude de sortir de son palais dans un accoutrement des plus humbles, des parements tout à fait ordinaires, et de se mêler à son peuple. Il faisait cela, certes, pour s'enquérir de l'air du temps et pour recueillir les opinions des gens à son égard, mais il le faisait également pour retrouver son humanité et la libérer, quelques instants, des contraintes de sa charge, de celle du sultan qui avait précédé celle du roi. Dans toutes les constitutions qu'a connu le Maroc, jamais rien n'avait été dit sur les dispositions à prendre en cas d'indisponibilité physique du roi, dans l'hypothèse où il ne pourrait plus remplir sa fonction ô combien centrale, voire vitale, dans l'appareil d'Etat. Même la dernière constitution, celle de 2011, ne dit mot sur la vacance du pouvoir, s'il devait arriver quelque tourment au « corps du roi », du type de ce qui se produit chez les autres humains et qui l'éloignerait de la prise de décision. Et c'est pour cela que l'apparition de Mohammed VI, appuyé sur une béquille médicale au vu de tous, est un acte de courage, exceptionnel, car il réconcilie de la manière la plus noble qui soit le corps du sultan et celui du roi dans une sorte d'humanisation volontaire de l'autorité absolue du premier qui se veut supérieur à l'humain ordinaire. Ce geste indique une volonté de Mohammed VI de signifier que désormais le roi est comme les autres, qu'il peut souffrir des mêmes maux qu'eux et que son corps peut présenter les mêmes défaillances que le leur ; ce faisant, le roi effectue une démarche sans précédent dans le fonctionnement dynastique du royaume, quand ses prédécesseurs considéraient toute maladie comme une incapacité à exercer leurs fonctions et donc à assurer la protection de leur population. En apparaissant en public, et pour la seconde fois, à Mohammedia, appuyé sur une béquille médicale, le roi Mohammed VI a percé une brèche dans le mur, dans le voile qui sépare la personne privée du monarque avec son personnage public – ainsi que l'indique le professeur Mohammed Ennaji… Et en faisant cela, le chef de l'Etat a souhaité établir solennellement qu'un mal physique n'altère en rien sa capacité à assumer ses fonctions. Et la preuve en est apportée par la très large empathie, sympathie, du public qui a abondamment commenté l'image. Plus encore, le roi a fait remonter dans l'esprit des Marocains cette impression première d'humanité qui est la sienne. Le corps du pouvoir n'est plus cette chose d'exception, sacrée, transcendant et supra-humaine… Il est et apparaît dans sa dimension humaine, dans sa nature d'homme. Le roi est un être ordinaire qui compose avec sa fragilité toute humaine qu'il ne veut plus dissimuler aux regards du public. Cette approche aura à l'avenir de grandes répercussions sur la pratique politique du pouvoir, du fait que Mohammed VI a pu libérer le roi des entraves du « corps du sultan ». Ce corps a toujours été extérieur à la sphère publique, de même qu'il a toujours été dans l'excès en ne montrant aucune défaillance, aucune faiblesse. Le pouvoir a de tous temps veillé à paraître fort, lumineux, éclatant de santé et de puissance. Absolument pas humble ni humain… car sacré. Et c'est ainsi qu'il a pu se maintenir au-dessus du commun des mortels, hégémonique et omnipotent. Mohammed VI, avec sa béquille, a montré qu'il appartient, finalement, à la race humaine, telle que connue et éprouvée, pouvant souffrir de maux, pâtir de troubles, subir des défaillances, commettre des erreurs, comme chaque homme, comme tout être humain. Et ce n'est pas un acte isolé pour le roi : il a placé son mariage dans l'espace public, puis il a annoncé une première maladie en 2009… Alors que vive ce roi qui a su retrouver son humanité… et c'est ainsi que les choses doivent être, dans la vérité et la réalité, pour être à même de partager les pouvoirs sans considérer cela comme un manque de volonté et de puissance, et pour être en mesure de mettre le pays sur les rails de la démocratie, sans faillir.