Le message de Jean-Pierre Schumacher, dernier rescapé du massacre «Mon rêve le plus cher? Celui que nous partageons certainement tous : vivre dans l'amour et la paix. Pour cela, il faut qu'il y ait un effort de la part de tous pour aller vers l'autre, aimer son prochain, quelle que soit sa religion, que nous ayons du respect chacun pour l'autre, que nous cherchions à nous connaître, car si nous nous connaissions bien les uns les autres, le monde serait différent. Nous verrions la beauté des autres religions dans leur recherche de Dieu, dans leurs prières. Unissons-nous et prions les uns pour les autres, aimons-nous ensemble en communauté pour monter d'un seul élan vers l'unique Seigneur et Maître de nos vies. Plus on est proches les uns des autres, plus on est proches de Dieu.» Tel est le vœu lumineux formulé par une voix déchirée et chevrotante mais pleine de chaleur et de sagesse, celle d'un homme dont le destin est tout simplement singulier. Un homme de foi qui a eu certainement le don de vivre pour rappeler à la mémoire du commun des mortels d'autres vies interrompues tragiquement et injustement. Il s'agit bien du Frère Jean-Pierre Schumacher, le dernier moine rescapé du meurtre de Tibhirine dont sept avaient été enlevés et tués en Algérie en 1996 et qui a défrayé la chronique. Un drame qui déchire les consciences toujours. Les moines de Tibhirine Fondé le 7 mars 1938, le monastère des Cisterciens-trappistes de Tibhirine s'installe à l'Abbaye Notre-Dame de l'Atlas, dans une zone montagneuse au sud d'Alger, près de Médé a sur un domaine agricole de plusieurs hectares. Père Bruno (Christian Lemarchand), Frère Paul Favre-Miville, Père Célestin Ringeard, Père Christophe Lebreton, Père Amédée, né Jean Noto, Père Jean-Pierre Schumacher, Robert Fouquez, Frère Luc (Paul Dochier) surnommé le toubib, Frère Michel Fleury s'y consacrent à la prière et au travail pastoral, et à la valorisation de la terre qui les fait vivre. «Ora et Labora» –qui veut dire «prie et travaille»– était leur devise, et les vœux monastiques (pauvreté, chasteté et obéissance) constituaient leur mode de vie. La vie monastique bénédictine reposait sur sept piliers évangéliques : célibat, prière, hospitalité, locaux (l'abbaye), travail, église locale, entraide. Mais à partir des années 1990, les violences liées à la guerre civile en Algérie sont de plus en plus menaçantes. Entre le printemps 1994 et l'été 1996, dix-neuf prêtres et religieux catholiques ont été massacrés. Les moines, inquiets, devaient choisir entre rester et quitter l'Algérie. Ils optent pour le premier choix au risque de perdre leur vie. D'ailleurs, Frère Michel écrit à son cousin ce qui suit :«Martyr, c'est un mot tellement ambigu ici... S'il nous arrive quelque chose – je ne le souhaite pas –, nous voulons le vivre, ici, en solidarité avec tous ces Algériens et Algériennes qui ont déjà payé de leur vie, seulement solidaires de tous ces inconnus, innocents...» Et dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, à 1h15 du matin, un groupe d'une vingtaine d'individus s'introduit de force dans le monastère et enlève sept moines de la communauté dont deux sont sauvés par miracle. En effet, Frère Amédée et Frère Jean-Pierre Schumacher dormaient dans une aile éloignée. Le 21 mai, après des semaines de séquestration, un communiqué attribué au GIA (Groupe islamique armé) annonce l'assassinat des sept religieux. La France entière en était remuée à telle enseigne que le 28 mai 1996, dix mille personnes se rassemblent sur le parvis des droits de l'Homme, place du Trocadéro en guise d'indignation et d'hommage aux martyrs de cet acte terroriste baptisé dès lors Assassinat des moines de Tibhirine. Le 30 mai, l'horreur est à son paroxysme : seules les têtes des moines sont retrouvées non loin de Médéa.Les obsèques ont lieu le 4 juin à Tibhirine. Les corps n'ont jamais été retrouvés, appuyant ainsi la thèse qu'on voulait étouffer les circonstances de ce massacre surtout qu'aucun rapport d'autopsie n'a été communiqué. En plus, les religieux ont été décapités alors que le communiqué annonçant l'exécution parlait de mort par égorgement. Le mystère n'a jamais été élucidé, attendu qu'aucune enquête judiciaire algérienne n'a été entamée, en plus de la volonté rédhibitoire des autorités qui ont cherché à dissimuler la disparition des corps, allant même jusqu'à alourdir les cercueils par le sable, chose qui a été démasquée par le secrétaire général adjoint des trappistes qui a réclamé avec insistance l'identification des corps. Deux survivants pour pérenniser l'esprit de Tibhirine Frère Jean-Pierre, le dernier moine de Tibhirine, à Midelt au Maroc. Credit photo : Delphine Warin Frère Jean-Pierre Schumacher était le portier de nuit du monastère. Les portes étaient fermées à 17h 30 pour n'être rouvertes que le lendemain à 7h30. La nuit du 26mars 1996, il est tiré de son sommeil par des voix qui parvenaient de l'enceinte du monastère. Quelque temps après, le Frère Amédée vient le retrouver pour lui dire : «Tu sais ce qui est arrivé? Les frères ont été enlevés. On est seuls tous les deux». Une fois l'assassinat annoncé, Frère Jean-Pierre devient successeur de Christian de Chergé avant qu'il n'atteigne 75ans, âge limite du mandat. Suite à ces événements tragiques, les moines cisterciens étaient sûrs qu'il était désormais impossible de vivre en Algérie et qu'il fallait aller dans un autre pays musulman. Leur point de chute est le Maroc. Ils se rendent dans l'annexe qu'ils avaient à Fès ; le prieuré Notre-Dame de l'Atlas y est transféré le 2 juin 1996. En 2000, les sœurs franciscaines missionnaires de Marie leur proposent leur propriété qu'elles avaient occupée pendant une trentaine d'années, à Midelt. Ils s'y installent en mars 2000, et le monastère Notre-Dame de l'Atlas y est toujours établi.Depuis 1999, le nouveau prieur en est le Père Jean-Pierre Flachaire. Frère Amédée est décédé à l'âge de 88 ans, le 27 juillet 2008, à Aiguebelle (Savoie) après avoir vécu plusieurs années au monastère de Midelt où l'esprit de Tibhirine continue à exister, «une communauté d'amitié et de respect mutuel en dépit des différences de culture, de nationalité, de religion». Aujourd'hui, c'est le seul monastère cistercien du Maghreb. Dans une pièce attenante à la chapelle appelée le «mémorial», les portraits des sept frères trônent, en plus d'une icône de la Vierge devant laquelle les moines de Tibhirine ont prié pendant des décennies. Elle est désormais accrochée dans la chapelle comme pour rappeler que la vie s'est arrêtée en Algérie pour reprendre à Midelt, au cœur du Maroc, dans ce monastère, havre de paix où se côtoient chrétiens et musulmans dans un dialogue de vie empreint de respect. Les relations avec les habitants de la ville sont fréquentes et d'une grande simplicité. Aux relations courantes ou de travail s'ajoutent des invitations et des rencontres devenues habituelles dans le cadre d'événements familiaux ou de fêtes. Ce lieu abrite aussi, depuis juillet 2010, les reliques du père Albert Peyriguère, ermite au Maroc, transférées d'El Kbab (province de Khénifra) où il avait été inhumé. Un dernier rescapé qui porte le sceau de la mémoire Originaire de Moselle, près de Thionville, et déjà à l'âge de cinq ans, Jean-Pierre rêvait de devenir prêtre. Mais l'arrivée de la Seconde Guerre mondiale force sa mobilisation pour le travail obligatoire à l'âge de dix-huit ans. Un problème oculaire joue en sa faveur et rendit possible sa réforme. De retour chez lui, et après avoir eu son Bac, il entre chez les maristes. Il entame alors sa vie de frère mariste à Saint-Brieuc, en Bretagne, en prenant en charge l'éducation de soixante-dix élèves. Mais le rêve d'une vie contemplative ne l'a jamais quitté et c'est ainsi que sa décision est confortée par son supérieur. Il rentre chez les trappistes de Timadeuc en 1957. Et en 1964, il est désigné pour renforcer la communauté de Tibhirine, en Algérie, jusqu'après l'indépendance où beaucoup de frères ont regagné la métropole tandis que le monastère était menacé de fermeture. Aujourd'hui, Frère Jean-Pierre Schumacher a 91ans et il est le seul survivant de la communauté des trappistes. Ses yeux d'un bleu pur et son sourire attachant donnent à son visage une sérénité réconfortante.Au monastère Notre-Dame de l'Atlas de Midelt, il continue à vivre dans le même esprit des moines de Tibhirine qui ont voué leur vie au travail, à la paix, à la simplicité, au dépouillement, à l'accueil et au partage inconditionnels loin de toute volonté de prosélytisme. D'une humilité déconcertante, d'une sagesse apaisante, d'une foi inébranlable et d'une douceur profonde, il reste fidèle à lui-même et à ses frères auxquels il ne cesse de penser. Pour lui, sa renaissance – puisque c'était le cas de le dire– est une prolongation de la vie des autres moines sacrifiés, un témoignage vivant de la tragédie de Tibhirine, afin que ce carnage ne soit pas enseveli dans les dédales de l'oubli. Depuis la diffusion du film de Xavier Beauvois «Des hommes et des dieux» qui retrace le vécu monacal des frères, le prieuré Notre-Dame de l'Atlas reçoit plusieurs personnes (jusqu'à 1 500 personnes) qui viennent chaque année pour y effectuer une retraite de ressourcement. Un mystère non élucidé Aujourd'hui encore, la lumière n'est toujours pas faite sur ce crime tragique et aucune certitude ni sur l'identité du commando qui a perpétré cette tuerie ni sur ses mobiles. Les familles des sept martyrs tiennent plus que jamais à connaître la vérité des faits. Après avoir suivi la piste du Groupe islamique armé et de son éventuelle implication, l'enquête judiciaire a pris un autre tournant, optant pour une possible bavure de l'armée algérienne qui aurait mitraillé le groupe terroriste en tuant accidentellement leurs otages. Leurs corps auraient été détruits après leur décapitation. Or dans une enquête publiée dernièrement, l'écrivain René Guitton réfute, examens photographiques à l'appui, la thèse d'une simple bavure de l'armée algérienne qui aurait tué par des tirs d'hélicoptères les moines détenus dans un camp de jihadistes. À partir de 2002, de nouveaux agents du DRS ou des islamistes du GIA confirment à Canal +, puis à Libération, qu'en 1996, les moines de Tibhirine auraient été enlevés sur ordre d'Alger. Ces témoignages sont rassemblés en 2011 dans le livre «Le Crime de Tibhirine. Révélations sur les responsables» de Jean-Baptiste Rivoire, puis dans le documentaire Le Crime de Tibhirine, diffusé le 19 septembre 2011 dans l'émission Spécial investigation de Canal +. En juillet 2008, le journal italien La Stampa reprend l'information déjà publiée par John Kiser en 2006, selon laquelle on aurait tiré sur les moines à partir d'un hélicoptère. Il a précisé que «d'après une source interrogée à Alger, l'attaché militaire de l'ambassade de France aurait admis que les services de renseignement avaient intercepté une conversation dans laquelle un pilote d'hélicoptère algérien disait : zut! nous avons tué les moines!» En juillet 2009, le général François Buchwalter, attaché militaire à l'ambassade de France à Alger en 1996, rend public ce témoignage. Dans sa déposition à la Justice française, le général a aussi déclaré qu'il avait constaté, dans la première version du communiqué N° 44 du GIA annonçant l'exécution, une erreur suspecte dans le verset cité du Coran. Selon lui, l'armée algérienne aurait décapité les cadavres des moines pour faire croire à un crime commis par les terroristes. En octobre 2014, le juge antiterroriste Marc Trévédic reçoit des autorités algériennes la permission d'exhumer les têtes des moines afin d'effectuer une autopsie et de déterminer les circonstances de la tuerie. Mais, en juillet 2015, les résultats de l'expertise privilégient l'hypothèse d'une décapitation post-mortem. La question reste posée : à qui profite le crime? Les rescapés ont retrouvé calme et sérénité à Midelt, non sans être demeurés à la mémoire de leurs collègues dont l'âme est engloutie dans les dédales d'un terrorisme sombre qui s'est abattu sur l'Algérie, dont on ne dénouera jamais les fils... Fac-simili du témoignage manuscrit que Maroc diplomatique a pu recueillir rédigé par Frère Jean-Pierre Flachaire, prieur du monastère Notre-Dame de l'Atlas. Il y retrace avec concision le parcours des moines.