Par Taoufiq Boudchiche, Economiste Aborder les éléments de compréhension de la situation de l'Afrique et de ses perspectives de développement se heurte à une complexité quasi-sans fin en termes d'approches, de ciblage régional, de controverses idéologiques et politiques qui peuvent décourager n'importe quel analyste et/ou observateur avertis. Entre Afro-Pessimisme, Afro-Optimisme, Afro-Centrisme... et que sais-je, les réalités africaines sont tellement diverses selon les régions et sous-régions, les pays, les catégories sociales, voire selon les visions portées par les africains sur eux-mêmes, qu'elles restent nécessairement partielles et partiales. Ces réalités diverses donnent lieu parfois à des classifications également diversement appréhendées, soit reprises selon des critères raciaux, culturels et linguistiques- l'Afrique Arabe, l'Afrique Musulmane, l'Afrique Peule, l'Afrique Blanche, l'Afrique Noire, l'Afrique francophone, l'Afrique anglophone... ou selon les critères géographiques -Afrique du Nord, Afrique de l'Ouest, Afrique de l'Est, Afrique Centrale, Afrique Australe-. C'est en partie pour dépasser ces « classifications » susceptibles de diviser l'Afrique, qu'est né le panafricanisme, comme idéal politique pendant les luttes pour l'indépendance et la période suivante contre l'apartheid. Le besoin d'une vision politique commune à l'Afrique a eu pour résultat la création de l'Organisation de l'Unité Africaine en 1963 (OUA) et ensuite l'Union Africaine en 2000 (UA). L'ambition d'aller plus loin dans l'unification de l'Afrique persiste. Elle est incarnée par exemple par l'objectif politique sous-jacent aux organisations africaines actuelles d'aboutir un jour à la naissance des Etats-Unis d'Afrique. Le projet de création de la « Zone de Libre Echange Continental Africain (ZLECA-63) à l'horizon 2063, dont l'accord est entré en vigueur en 2019, et à ce jour, le traité afférent qui a été signé par 44 Etats africains, en serait une première étape. Mais pour cela, il faudrait poursuivre les efforts de solutions aux multiples divisions qui fragilisent à ce jour l'unité africaine, souvent hérité de schémas de pensée idéologique passéistes. → Lire aussi : Merci Majesté pour L'Oriental Marocain renaissant Ce préambule précisé quant à l'ambition d'une Afrique unifiée, comment peut-on résumer en guise de synthèse les visions d'avenir, portées de l'intérieur et de l'extérieur du continent, sur l'Afrique d'aujourd'hui et de demain. Tour d'horizon. L'Afrique en mouvement se fabrique un nouveau destin ou « la nouvelle frontière du développement » En s'intéressant aux dynamiques du changement en Afrique, plusieurs éléments moteurs des transformations socioéconomiques, indiquent que le continent est en perpétuel mouvement portées par des forces motrices du changement. Parmi celles-ci, il y a celles de la démographie et le poids de la jeunesse, l'accroissement des classes moyennes, l'urbanisation, l'élargissement des marchés intérieurs, l'attractivité du continent pour les investissements étrangers, l'intérêt des puissances émergentes pour le marché africain (Chine, Inde, Russie, ...). Plusieurs pays africains démontrent un dynamisme économique remarquable : Egypte, Maroc, Ghana, Tanzanie, Kenya, Botswana, Mozambique… De même constate-t-on, l'émergence économique remarquable de pays comme le Rwanda, la Tanzanie, l'Angola... autrefois meurtris par les guerres civiles et l'insécurité. L'apparition de secteurs innovants comme celui du numérique érigé par les organisations africaines (Union Africaine et Commission Economique pour l'Afrique (CEA)...) comme pilier de la transformation structurelle, repositionnent en outre, favorablement l'Afrique dans le mouvement mondial de la nouvelle économie et des chaînes de création de valeur à l'échelle internationale. Cette croissance rapide génère néanmoins de multiples défis liés, notamment, à l'accroissement des inégalités, celui de l'exode rural, ou encore aux dépenses associées aux impacts d'une croissance démographique et d'une urbanisation élevées (accès à l'éducation, à la santé et au logement, infrastructures...). Ces dépenses font courir le risque, dans les pays qui n'ont pas achevé leur transition démographique, d'absorber une partie des gains de croissance économique. Il faudra donc imaginer de nouveaux modèles de développement et de financement pour relever ces défis considérables à défaut de se transformer en freins au développement. L'Afrique repense son modèle de développement ; l'incitation à prendre les « raccourcis technologiques » Catalyseurs d'entreprenariat, incubateurs, open innovation, sphère-Tech, I-hub, starts-ups, hackatons, crowdsolving, autant d'anglicismes qui inondent le vocabulaire d'entrepreneurs et d'écosystèmes d'innovation nouvelle génération, qui essaiment en Afrique. La nouvelle économie est une réalité indéniable et structurante des nouveaux emplois dans les grandes métropoles africaines (Casablanca, Dakar, Kigali, Nairobi, Johannesburg...). Les chiffres avancés indiquent plus de 80 % des nouveaux emplois crées, chez les jeunes et les femmes sont le fait de la nouvelle économie susceptible de catalyser la transformation industrielle. Elle est fortement appuyée au sein des pays les plus dynamiques du continent pour, notamment, envisager des sorties de la dépendance aux mono-exportations (énergie, mines, agriculture,…). D'autant plus que les termes de l'échange au niveau international sont en défaveur structurel des produits primaires. Par exemple, au Sénégal, des plateformes numériques ont été crées mettant en relation agriculteurs et acheteurs de denrées alimentaires. Ils permettent d'améliorer les chaînes de valeur du paysan jusqu'au consommateur et ainsi augmenter revenus, investissements dans les équipements et partant la productivité agricole. L'Afrique entend faire de l'adaptation au changement climatique une nouvelle opportunité ; promouvoir une approche unifiée lors de la prochaine COP 26 La transformation agricole et industrielle doit tenir compte de la vulnérabilité des systèmes économiques africains aux effets négatifs du changement climatique. Aussi, l'option de repenser le développement en lien avec l'adaptation au changement climatique gagne du terrain (BAD, CEA, UA...). Le retard technologique de l'Afrique pourrait être mis à profit pour accéder, selon le modèle du raccourci technologique, évoqué plus haut, aux technologies vertes et bâtir des systèmes de transport, d'urbanisme et de production agricole et industriel fondés sur les technologies les plus récentes et performantes en termes écologiques respectueux du climat et des écosystèmes naturels dont l'Afrique est si bien pourvue. Le continent renferme 30 % des ressources minérales de la planète, 8 des 34 foyers de biodiversité répertoriés à travers la planète, 1/5° de toutes les espèces connues des mammifères, d'oiseaux et de plantes, 93 régions écologiques d'eau douce et de zones humides. Aussi, lors de la prochaine COP 26 qui se tiendra à Glasgow à partir du 31 Octobre prochain en Ecosse, l'Afrique entend-elle parler d'une seule voix pour défendre le point de vue africain. Etant le continent le moins émetteur de CO2 (4%), l'Afrique attendrait de la COP 26, la concrétisation des promesses financières des 100 Milliards d'euros pour soutenir les initiatives africaines (Initiative Africaine pour les énergies Renouvelables (AREI), Initiative africaine d'Adaptation AAI), Adaptation de l'Agriculture Africaine (AAA). Les objectifs climatiques du point de vue africain permettront ainsi de relier les agendas des Objectifs de Développement Durable-ODD-2030 avec celui de la Zone de Libre Echange Continental (ZLECA-2063). L'Afrique et l'aspiration à élargir le champ des souverainetés régaliennes S'il fallait retenir, un point de convergence, voire un fil directeur qui ressort en filigrane des analyses nombreuses et quotidiennes sur l'Afrique, peut-être serait-ce celui d'identifier au plus près du terrain, les éléments de construction d'un modèle de développement endogène, ambitieux et respectueux des identités africaines. Il est maintenant largement admis, que le mimétisme économique, n'aura pas permis à l'Afrique « postindépendance », de sortir de la dépendance économique et du sous développement, voire d'un néocolonialisme qui se décline sous différentes formes : aide internationale, dette publique internationale, surexploitation des ressources locales par les multinationales, contrôle du système monétaire et financier, lutte contre le terrorisme et l'insécurité... Par conséquent, de nombreuses voix politiques et citoyennes se font entendre à tous les niveaux de responsabilité en Afrique sur la nécessité de renégocier de nouveaux espaces de souveraineté. Ils concernent des domaines régaliens et stratégiques importants dans les secteurs monétaire, agricole, minier, énergétique, sécuritaires,... Pour les citoyens africains, il s'agit d'un point de vue largement partagé, notamment, comme enjeu fondamental du développement endogène. Se donner les moyens sur ces questions représenterait un défi important et un pas en avant dans la bonne direction. L'Afrique et l'intégration régionale, la promesse d'un marché panafricain (ZLECA-63) ; un premier pas vers les Etats-Unis d'Afrique La création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) à l'horizon 2063, porte tous les espoirs des institutions et organisations africaines de l'Union Africaine jusqu'aux organisations sectorielles, de voir émerger un marché africain intégré et élargi au continent. Ce chantier gigantesque, est en tête de l'agenda de l'Union Africaine et se réalise par étapes. Les Etats membres ont identifié cinq secteurs de services prioritaires (services financiers, communications, transports et services aux entreprises, et tourisme). Des engagements spécifiques pour ces secteurs doivent encore être négociés et un cadre de coopération réglementaire doit être convenu. Parmi les projets phares programmés en soutien de l'Agenda 2063, sont prévus des projets ambitieux. Y figurent par exemple, le Programme de développement des infrastructures en Afrique (PIDA), celui intitulé le « Développement industriel accéléré de l'Afrique (AIDA) » et le « Plan d'action pour l'intensification du commerce intra-africain » (PAICA). Ces projets sont destinés à promouvoir la diversification des économies africaines et améliorer l'attractivité des investissements étrangers directs tout en réduisant les coûts du commerce entre pays africains. Malgré, la différence de niveaux de développement entre les pays africains et celles des priorités selon les pays et les régions qui rendent complexes les négociations de mise en place de la ZLECA, la ferme volonté des Etats et Gouvernements de voir ce projet aboutir est réelle. 44 pays parmi les 54 pays membres de l'UA ont signé l'accord de création de la ZLECA. Il constituera, selon certains idéaux, la première étape pour réaliser le rêve des pionniers du panafricanisme de créer les Etats-Unis d'Afrique. L'Afrique créative et culturelle ; la nécessité de se repositionner dans la nouvelle carte géoculturelle mondiale Le continent africain, berceau de l'humanité et de la civilisation humaine conserve une vigueur exceptionnelle dans les expressions artistiques et culturelles. L'Afrique demeure une source d'inspiration culturelle (arts vivants et plastiques) à l'échelle planétaire. Mais le risque qu'elle soit marginalisée à nouveau par l'absence de politiques publiques aptes à préserver et valoriser ce patrimoine dans un monde multipolaire est réel. Auparavant, le secteur culturel africain, source de richesses et d'emplois, subissait des déséquilibres en sa défaveur du fait des inégalités Nord-Sud. Plusieurs initiatives positives comme le Fespaco (Le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), créé en 1969 ou encore « Visa For Music », organisé annuellement à Rabat, compensaient partiellement les déficits de politiques publiques à ce sujet. Mais, aujourd'hui, la carte géoculturelle mondiale indique, un nouveau déséquilibre de la production culturelle qui s'installe, entre l'Est et l'Ouest de la planète. Par exemple, l'émergence de la Chine et de l'Asie en Général comme pôle culturel dominant en relation avec le dynamisme de la création numérique dans ces régions est une réalité dont il faudra en tenir compte. Aussi, le développement de l'économie numérique en Afrique pourrait-il profiter également au secteur culturel pour que le continent en tire le meilleur avantage et conserver sa place en matière de création et de valorisation culturelles. L'Afrique émergente et résiliente à la crise sanitaire Portés par des taux de croissance économiques positifs depuis les années 2000 (mis à part la parenthèse de la crise sanitaire), certains des pays africains, mettraient de plus en plus l'accent, dans leurs plans nationaux de développement, sur les objectifs d'émergence économique plutôt que sur les objectifs classiques de réduction de la pauvreté (Plan « Sénégal émergent 2035 », Plan « Stratégique Emergence Gabon », Plans « Emergence » et Accélération industrielle » au Maroc, ...). Selon un classement mondial datant de 2020 des économies émergentes, publié par le magazine britannique «The Economist», sur les 66 économies émergentes dans le monde, plusieurs pays africains sont relativement bien classés : Botswana (1er mondial), Nigeria (14ème mondial), Côte d'Ivoire (24ème). Le Top 10 africain est complété dans l'ordre mondial par le Maroc (26ème), l'Egypte (37ème), la Namibie (38ème), l'Ouganda (39ème), l'Ethiopie (41ème), le Kenya (42ème) et le Sénégal (46ème). En termes de résilience à la crise sanitaire, la croissance économique globale du continent s'est rétractée en 2020 de seulement -2,6 % contre -4,4 % à l'échelle mondiale, ce qui permet de penser à une réelle capacité de résilience du continent dans son ensemble. Néanmoins, la crise sanitaire continue de menacer. Selon des prévisions du centre de recherche The « Economist Intelligence Unit (EIU) », les pays sont inégalement performants en termes de vaccination, « L'Afrique du Sud, Maurice et le Maroc auront vacciné entièrement leur population dès cette fin d'année 2021. Le Gabon, l'Egypte, l'Ethiopie et le Kenya y parviendront d'ici la fin 2022. Les autres pays africains ne seront entièrement vaccinés qu'en 2023. La menace fait peser des risques sur la croissance économique africaine ». Aussi, est-il précisé dans le même document, que certains pays d'Afrique pourraient perdre annuellement 2,9 % de PIB de 2022 à 2025 à cause des lenteurs de la campagne de vaccination. L'Afrique face à ses démons, divisions, extrémismes et émergence des « mini-califats » L'Afrique vaste continent (avec plus de 20 % de la superficie du globe, il représente le troisième le plus vaste après les Amériques et l'Asie), qui abrite plus de 1,3 Milliards d'habitants, apparaît à bien des égards, comme un continent en crise perpétuelle, qui n'a pas soldé les profondes divisions politiques et idéologiques issues de la période coloniale et celles des guerres idéologiques « post indépendance ». Le continent traverse jusqu'à aujourd'hui des crises majeures et des conflits par « proxy », d'une nature parfois différente mais d'une ampleur toujours très préoccupante. Par conséquent, les enjeux de paix et de sécurité dans le continent sont devenus essentiels pour l'avenir du continent et des préalables au développement. En effet, cela alimente une insécurité multidimensionnelle (alimentaire, sanitaire, économique, politique, écologique,…), impactant par un « effet domino » les zones concernées et les régions avoisinantes. Aucune région africaine n'est épargnée (Afrique du Nord, Afrique de l'Est, Afrique de l'Ouest (Sahel), Afrique centrale, Afrique Australe). Elles génèrent en outre des situations anxiogènes en particulier pour le climat des affaires et surtout pour une partie de la jeunesse qui perd espoir en l'avenir et recourent à l'immigration comme échappatoire et moyen de survie économique. Les organisations terroristes criminelles, parfois elles-mêmes instrumentalisées, qui sous couvert d'idéologies soit disant politiques et/ou religieuses, profitent de ces situations de crises pour déstabiliser Etats et Sociétés. Des « mini-califats », voire Etats clandestins, s'installent dans de vastes zones pour lancer des opérations de violence qui terrorisent les populations tout en recrutant de gré ou de force les jeunes et moins jeunes. Les divisions interétatiques entretenues par certains dirigeants africains et la mauvaise gouvernance politique interne aggravent ces situations. La responsabilité historique de ces dirigeants dans ces situations de crise en sera d'autant plus marquée auprès des générations futures.