Par Hassan Alaoui Un général est mort, un autre le remplace aussitôt. On dira, bien entendu, que c'est le cours normal des choses et la règle de la vie. Le plus important est la continuité de l'Etat ou plutôt cet euphémisme : la raison d'Etat. A l'égard du général Gaïd Salah, nous exprimons le respect dû à la fois à son âge, à son rang et à sa personne. Les conditions de son arrivée au pouvoir au mois d'avril dernier n'étaient pas si limpides, c'est le moins que l'on puisse dire. Elles participaient du pronunciamiento classique , si courant dans les années soixante et soixante-dix , en Amérique latine, en Afrique et inscrit dans la rivalité amricano-soviétique et la « guerre froide » qui l'alimentait. Rien ni personne ne prévoyait une disparition si rapide de celui qui a destitué Abdelaziz Bouteflika, lequel a trôné vingt ans durant au-dessus d'un pouvoir quasi absolu , en s'appuyant sur les forces armées algériennes. Rien ne pouvait non plus alerter sur ce goût irrépressible du pouvoir qui s'est emparé de lui, disons qui l'a dévoré au point que, sans vergogne, il s'est hissé en « maréchal » chamarré virant peu à peu en dictateur impénitent. Gaïd Salah aura mis sous le cachot la quasi-totalité des anciens dirigeants de l'ancien régime, à commencer par Saïd Bouteflika, l'ancien patron du DRS , Mohamed Toufik dit Médiène , dégradé des officiers de haut rang, emprisonné cadres et fonctionnaires, réprimé les jeunes sans distinction et réinstauré la tradition « pinochiste » comme modèle. Tout à son ardeur d'en découdre avec l'ancien système et les hommes qui l'incarnaient, Ahmed Gaïd Salah a cru à sa décharge jouer au salvateur. Obstiné en dépit de son âge, décalé par rapport à l'évolution de la société algérienne, et notamment des jeunes nés dans les années quatre-vingt-dix et deux mille, il a cru imposer sa loi et changer la donne par « décret », militaire s'entend. Il a ensuite, fidèle aux traditions de l'armée, favorisé le candidat de son choix à la tête de l'Etat en organisant une parodie d'élection présidentielle dont beaucoup dénoncent l'irrégularité , avec un taux très élevé d'abstentions et une marge réduite de voix. Depuis le mois d'avril, l'Algérie vit dans un climat de déstabilisation caractérisée. Une économie à bout de souffle que les chiffres et les courbes ne suffisent nullement à expliquer, les exportations de pétrole réduites de plus 50%, l'inflation galopante, le matelas financier estimé à plus de 200 Milliards de dollars au titre des réserves de plus en plus crevé, l'incapacité et l'usure d'un pouvoir confronté à la rue et aux manifestants qui n'en démordent pas de le voir s'écrouler, la crainte et la désolation des pays voisins qui – contrairement à ce que s'empressent d'affirmer certains – ne se réjouissent nullement de cette abyssale descente de l' Algérie sœur. L'élection de Abdelmajid Tebboune le 12 décembre dernier ne résout pas pour autant l'équation de la représentation politique et, surtout, de la légitimité d'un pouvoir qui est depuis 1962 l'incarnation de l'armée. Celle-ci dirige réellement le pays et détient le pouvoir absolu. C'est si vrai qu'aussitôt annoncé le décès du général Ahmed Gaïd Salah, à peine quelques heures après, et sans même attendre les funérailles du défunt, le président Tebboune s'est empressé de nommer à sa place le général Saïd Chengriha , Chef d'Etat-Major de l'Armée nationale populaire (ANP) qui est au régime algérien ce que les Centurions furent au pouvoir à Rome ou les Janissaires au calife de la Turquie ottomane. Autrement dit le bouclier militaire que Houari Boumediène façonna et adula à partir d'un certain 19 juin 1965 table depuis lors sur la pérennité de l'armée comme l'organe central du pouvoir. Depuis cinquante-huit ans, l'Algérie vit sous la coupe réglée de l'armée – l'ANP – , quand bien même deux ou trois chefs d'Etat semblaient introduire une variante de régime civil, qu'elle a concédée mais verrouillée. S'inspirant du modèle des « officiers libres » qui ont dirigé l'Egypte depuis 1952, Boumediène a instauré l'emprise totale de l'armée sur la politique du pays, sa diplomatie, son économie, sa société, sa culture, tant et si bien qu'il nous renvoie à cette allégorie d'Anouar Abdel Malek : « L'Egypte, société militaire »... Le pouvoir en Algérie, fût-il dirigé par des civils, reste l'émanation de l'armée. Le général Ahmed Gaïd Salah n'a pas dérogé à la règle. Il a choisi un candidat civil en la personne de Abdelmajid Tebboune , lequel n'a même pas attendu le deuil et les funérailles nationales pour désigner en moins d'une heure son remplaçant, un irréductible Apparatchik , Saïd Chengriha formé en Union soviétique au même titre que les autres officiers qui ont suivi la trajectoire du KGB . Le nouveau chef d'Etat –major, irréductible adversaire du Maroc nous dit-on, a fait ses classes répressives dans les confins de Tindouf et Bechar – jusqu'en 1962 villes marocaines – alors que la région bouillonnait fiévreusement et s'opposait à son annexion par l'Algérie, ses populations demeurées attachées et fidèles au Maroc ayant rejeté violemment leur intégration manu militari à cette dernière. Or, Saïd Chengriha , ayant peaufiné de lui-même une image d'impitoyable soudard, incarne à présent l'un des derniers « moujahidine » de la « révolution algérienne » des années soixante. Il a pris part à la répression féroce de la décennie noire, entamée en 1992 et faisant en moins de dix ans de violences pas moins de 100.000 victimes qui a saigné à blanc le pays et le peuple. Le duo Abdelmajid Tebboune et Saïd Chengriha détient depuis lundi 23 décembre la totalité du pouvoir sous la férule d'une armée qui demeure attachée à son rôle historique : celui de ne pas céder. La question est donc la suivante : là où Gaïd Salah a littéralement échoué, son successeur réussira-t-il ? Une rupture historique, épistémologique comme dirait le philosophe, n'est-elle pas nécessaire afin de réconcilier le peuple algérien avec tout pouvoir nouveau ?