C'est avec "Leylâ et Majnûn", une oeuvre de l'universel qui dialogue par ses poèmes avec l'ensemble des cultures du Moyen-Orient, d'Asie centrale, arabe, turque, afghane, tadjike, kurde, indienne, pakistanaise et azerbaïdjanaise, signée Armand Amar que la 17ème édition du festival des musiques sacrées de Fès a été inaugurée vendredi soir dans la capitale spirituelle du Royaume. -Envoyée spéciale : Roukane EL Ghissassi- Une quarantaine d'artistes venus d'Asie, d'Orient et d'Occident ont ouvert ce spectacle, pour honorer cet amour absolu, en présentant au public un oratorio mundi "Leylâ et Majnûn", en sept temps poétiques, véhiculés en trois langues (arabe, persane et turque), qui figure parmi les récits amoureux les plus célèbres de la culture arabe, dont les Persans puis les Turcs se sont inspirés durant des siècles. Le poème s'est offert aux spectateurs à lire telle une citadelle demandant qu'on l'investisse, par l'escalade de diverses étapes, de plusieurs vallées comme celles du désir, de la conquête, de la séparation, de la solitude essentielle, de l'unicité, de la perplexité et de l'anéantissement, pour parvenir à la grâce divine. Une belle manière pour Amar de célébrer, lors de cette première journée du festival, un véritable bonheur lyrique afin de donner à la voix de Qays, qui ne peut s'empêcher de chanter son amour à tous les vents, sa véritable dimension mystique. Pour reconstituer l'atmosphère de cette idylle légendaire, qui remonte à la nuit des temps et qui a inspiré nombre de poètes, écrivains, musiciens, cinéastes et chanteurs en arabe, kurde, pachtou, hindi, urdu ou encore bengali, Amar a transformé Bab Al Makina, le temps d'un nuit, en un jeu d'échos entre les chanteurs, les solistes et les instrumentistes, qui ont saisi d'entrée les spectateurs, par des fragments d'élégies à jamais inachevables. D'énormes remous de vent, vendredi soir à Bab Al Makina, brassant tour à tour les ombres et la clarté, ont pétri l'immensité, la vacuité du vide et du silence, installant l'auditoire dans un rêve de désert, en marche dans l'ondulation du vent qui a rafraîchi la scène. Puissance et énergie qui ne pèsent pas, mariage d'absence et de présence, telles sont les impressions qui se dégagent de cette place restée dépouillée, sobre, pour chanter la beauté de cet amour mystique et qu'a transmis Amar, à Fès, aux spectateurs, à travers un équilibre mais toujours fuyant entre des contraires -la violence mêlée à une extrême douceur-, une fulgurance d'imprévu, un art de dénuement, une respiration très ample et une saveur de liberté. Cette chose belle, indéfinissable, un formidable je-ne sais-quoi qui a mis le public un instant à l'arrêt, et lui a appris à regarder, à écouter et à désirer. Les spectateurs ne pouvaient que se laisser abandonnés aux voix des chanteurs Combodorj Byambajaral, Enkhajargal Dandavaanchig dit "Epi", Salar Aghili, Ariana Vafadari, Raza Hussain Khan, Marianne Svasek, Naziha Meftah, Annas Habib et Bruno Le levreur, qui juraient par leur beauté, et qui leur ont permis de se détacher du présent. En permanence, le public est en présence d'un jeu à loisir sur cette promiscuité entre inspirations mystique et poétique, et installé dans un silence qui advenait, drapé de respirations et de souffles irréguliers. Le poème commence par une introduction érotique (leTashbib) dont Qays en sera coupable, et que les chanteurs ont magnifiquement interprété, à travers cet horizon infini, où dérive l'imaginaire mystique de Majnûn Leylâ, et qui va focaliser la quête initiatique, l'amnésie, la mémoire la plus enfouie, la révélation, la connaissance primordiale, l'absolu, l'infini, l'errance vers un ailleurs, étapes nécessaires que traversent les mystiques dans leur quête de Dieu. +La place de Bab Al Makina est archi comble+ Tous les spectateurs sont face à la scène. Il suffit d'écouter et de se laisser aller pour être transporté dans cette atmosphère folle de Majnoun Leila. Un univers dépouillé, sobre où était plongé le public, face à une mise en scène tantôt éclairée, tantôt assombrie par un jeu de lumière discret. Une couleur épique dominait dans cette reconstitution du paysage du désert, par le geste de la scénographie porté à son apogée. Devant cette immensité, où le temps est quasiment suspendu, où s'inscrit l'éternité, se déclenche chez Qays l'évasion spirituelle qui va lui procurer distance et sortie de soi. Ce désert, qu'Amar a invoqué dans un dépouillement absolu de mise en scène, est-il générateur d'une seconde naissance? Certes, c'est en tous cas, l'endroit où l'être de Qays advient à nouveau, à lui-même et au monde. Amar n'a pas lésiné sur les moyens pour être à la hauteur de cet amour de "l'humain au divin" que portent les mystiques dans leur chair, leur corps et leur âme. En effet, lumière, scénographie, costumes, instruments très anciens et modernes puisant dans les différentes champs de la musique du monde, outre les percussions, ont participé à la maîtrise de la trame narrative de cette belle et folle histoire. Des chants de Mongolie, du Pakistan, d'Iran et du Maroc, et de la danse venant d'Inde, étaient également de la partie, pour interpréter cette fresque majeure de l'histoire du mysticisme musulman, qui pense la folie d'amour comme le point de fuite vers l'absolu, vers l'ailleurs, vers l'Autre, dans le rapprochement de Dieu. Sur des châssis peints, figuraient des peintures de Mahi Bine-Bine. Le tout exposé face au public, au sein d'un dispositif réfléchi qui traduit la mélodie de la poésie de Qays, en suivant un cheminement, pour présenter en fin de clôture de spectacle une figure qui fait un clin d'oeil aux spectateurs, pour qu'ils soient complices de cette tendresse, de cette délivrance, émanant du montage de l'artiste. Une prouesse qui a du requérir d'Amar énormément de travail, d'imagination, parce que l'histoire de Majnoun Leila, raconte-t-on, n'existe que sous forme de "bribes éparses et d'anecdotes plus ou moins imaginées, néanmoins véhiculées par des chaînes de transmission, afin d'en assurer la validité historique". C'est dans une fournaise aux brûlures aigues, aux jeux inattendus et aux passions sans limites, que les musiciens ont mis, de leur côté, les spectateurs, en leur tissant des fils d'une intense luminosité. Leurs instruments ensemble ont provoqué l'effervescence de l'orchestre par la grâce des vents dont ils ont ciselé chaque partition (note) et maîtrisé chaque couleur. +Une atmosphère sidérale s'installe à Bab Al Makina+ Les ovations du public se sont faites nombreuses lorsque l'orchestre attaque à chaque fois les envolées émouvantes de Majnûn Leylâ. D'emblée, tout n'est pas dit de cette histoire bouleversante, le secret ne pouvant être divulgué "Kitmane", l'univers du désert l'interdit à Qays qui criait à qui voulait l'entendre "Houbi aâdam mina Al Kitmane" (mon amour est bien beaucoup plus grand que le secret). Leila, quant à elle, est une femme qui n'a rien d'extraordinaire, mais qui domine et habite par on ne sait quelle force, l'esprit de Majnûn. Elle avance mais hésitante, ne sachant que faire de sa vie, où fuir, le désert était là! L'imagination, faculté reine, était pour beaucoup dans le travail d'Amar qui l'a laissée se déployer à fond dans l'esprit de l'auditoire pour qu'il la vive intensément et en éprouve la force et la puissance. La dernière phase, "la vallée de l'anéantissement", qui se termine dans le déchaînement sonore d'un énergique crescendo intense particulièrement saisissant, fait basculer les spectateurs dans un autre monde irréel. Par un élan venu d'ailleurs, les musiciens guidés d'une main de maître par le chef d'orchestre, ont continué à tracer cette ligne mystique, imaginaire et émotionnelle pour les spectateurs qui ont vécu un songe éveillé, dans cette soirée, une sensation de vertige, un désaxement, combien bien même ils pouvaient être confortablement assis, en équilibre.