Abeba - Le Maroc passe pour être le premier pays arabo-africain à avoir conservé des manuscrits rares et précieux dont quelques pièces très importantes remontent aux siècles classiques de l'Islam, a affirmé le Professeur Ahmed Chaouqui Binebine, Directeur de la Bibliothèque Royale (Al-Hassania). "Si les premiers ouvrages composés au Maroc se rapportaient essentiellement aux sciences coraniques, aux traditions prophétiques, à la lexicographie et à la grammaire, ce furent à partir du 12-ème siècle de l'ère chrétienne des livres de philosophie, de commentaires d'ouvrages grecs, de mystique, de médecine qui sont composés sur incitation des souverains almohades", a-t-il fait remarquer dans son exposé sur "les manuscrits arabes anciens en Afrique du Nord et subsaharienne" présenté vendredi à la conférence sur la préservation des anciens manuscrits africains qui se tient au siège de la Commission économique pour l'Afrique (CEA) à Addis-Abeba. Selon le Pr. Binebine, tous les admirables trésors conservés actuellement dans les différentes bibliothèques marocaines, à savoir la Bibliothèque Royale, la bibliothèque Nationale, les bibliothèques des anciennes universités, celles des medersa et des Zawiya, se sont constitués dès le Moyen âge quand l'enseignement des sciences avait exercé une influence certaine sur la formation et la constitution des fonds des bibliothèques de ces époques. Le Maroc conserve aussi des corans exécutés sur parchemin en caractère "Koufi" qui remontent aux premiers siècles de l'Islam, a-t-il fait savoir, soulignant que la Bibliothèque Royale "s'enorgueillit de son coran sur peau de gazelle en format oblong datable de la fin du premier siècle ou du début du second siècle de l'hégire". De même, des fragments de corans exécutés de la main de plusieurs sultans continuent de faire le prestige d'un certain nombre de bibliothèques marocaines, a-t-il indiqué. L'attachement du Maroc à la culture orientale s'est traduit par la conservation de manuscrits uniques dits "unicom" attribués aux grands doctes orientaux à savoir Al-Jahiz, Ibn Ishaq, Al Maarri et autres, a affirmé le Directeur de la Bibliothèque Al-Hassania, précisant que la première biographie du prophète de l'Islam attribuée à Ibn Ishaq "151 de l'hégire"), qui a disparu depuis des siècles et ne circulait que dans l'abrégé que lui avait consacré Ibn Hisham, a été découverte à la bibliothèque Qarawiyyin de Fès en 1936. Outre les livres arabes, poursuit M. Binebine, les bibliothèques marocaines conservent des manuscrits grecs et latins traduits en langue arabe et une quantité d'ouvrages dus à la plume d'auteurs d'Afrique occidentale le "Soudan Marocain". Il a cité, à titre d'exemple, une trentaine de traités du grand savant malien Ahmed Baba de Timbouctou qui sont conservés chacun en plusieurs exemplaires dans différentes bibliothèques marocaines, l'ouvrage "Kifayat al-Muhtaj" d'Ibn Farhun et le "Miirage al-suud" qui n'est qu'un petit volume tout rempli d'informations précieuses sur les tribus du Soudan et leurs rapports avec l'Islam. Les bibliothèques marocaines conservent aussi plusieurs ouvrages d'auteurs soudanais qui traitent des sujets traditionnels, à savoir l'exégèse coranique, les traditions prophétiques, la grammaire, la lexicographie, la mystique, l'histoire, les biographies et autres, a relevé M. Binebine. Selon lui, les bibliothèques marocaines ne conservent pas seulement les écrits des auteurs soudanais mais également des ouvrages qui ont été transcrits ou recopiés d'Afrique occidentale notamment Risala d'Ibn Zayd Al Kayrawani, le Sahih Boukhari et le Shifa de Cadi Ayyad copiés en faveur des Emirs du Soudan marocain. Au terme de cette énumération, les bibliothèques marocaines conservent encore une grande quantité de manuscrits soudanais dont "nous n'avons pas pu prendre connaissance", a-t-il fait observer. La remarque concerne plus particulièrement les régions sahariennes aux confins de l'Afrique occidentale, où se trouvaient des centres de culture très actifs comme la Mauritanie, le Touat, les Qnadsa qui, durant de longs siècles et jusqu'au début du 20-ème siècle, furent des provinces marocaines. Sur le plan de la paléographie, le professeur marocain a relevé que l'écriture adoptée au Maroc et conservée sur les manuscrits du Moyen âge est d'origine Kufi. Celle-ci a pris le nom d'écriture andalouse en Espagne musulmane, d'écriture maghrébine au Maroc, d'écriture africaine ou soudanaise ou souqi en Afrique occidentale, a-t-il expliqué. Au registre de la codicologie, les Marocains ont continué d'utiliser le parchemin comme matériau de l'écriture malgré l'apparition du papier jusqu'au 9-ème siècle de l'hégire surtout dans la transcription des Corans, a indiqué M. Binebine, notant que le maroquin fut la matière principale qui a servi à relier les manuscrits. L'ornementation des reliures et l'enluminure des livres surtout des textes sacrés présentent un aspect original tout à fait différent du Moyen Orient. Concernant le manuscrit africain écrit en langue arabe ou exécuté dans une des langues "soudanaises" en caractère arabe, M. Binebine a souligné que la littérature manuscrite arabo-africaine, longtemps marginalisée, tant par l'orientalisme classique que par les sciences historiques et ethnologiques, commence à peine à être découverte. Les questions d'ordre codicologique à savoir les supports, la constitution, la fabrication, la conservation de même que celles des inventaires et catalogues, malgré des percées récentes, commencent à peine à se poser, a-t-il expliqué. Cependant, malgré la perte considérable de la production littéraire purement arabe durant les premiers siècles de l'Islam due au pillage et aux incendies, les bibliothèques des pays de la région subsaharienne recèlent encore aujourd'hui d'importantes collections de manuscrits, a-t-il noté. Ces ressources manuscrites, longuement négligées, sont restées inexplorées dans leur plus grande part jusqu'à nos jours, a fait remarquer M. Binebine, soulignant qu'en dépit de cette perte de manuscrits, la région a pu conserver des documents relatifs à l'école de l'Imam Malik, dont le plus célèbre fut le dictionnaire biographique de Ahmed Baba de Timbouctou "Nayl al-ibtihaj bi tatriz al-Dibag". Composé vers la fin du 16ème siècle, cet ouvrage renferme des informations originales sur l'histoire culturelle du Soudan occidental et met en lumière le rôle de la littérature arabe dans cette partie de l'Afrique. A partir du 17-ème siècle, une grande activité intellectuelle vit le jour dans presque tout le Soudan sahélien et donna lieu à une abondante production littéraire, a rappelé M. Binebine, notant que ce patrimoine a disparu en raison d'une multitude de facteurs notamment le pillage, les sécheresses et l'exode. Les missions de prospection dans ces régions ont pour premier objectif de sensibiliser les détenteurs de bibliothèques à l'importance des manuscrits, de les localiser, de les inventorier et de les cataloguer dans le but de les conserver selon les normes modernes. C'est dans ce sens que l'UNESCO a organisé à Timbouctou une réunion d'experts sur l'utilisation des sources écrites de l'histoire africaine et proposé la création d'un centre régional de documentation et de recherches historiques dans la vallée du Niger qui englobe la zone soudano-sahélienne comprenant le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Faisant suite à ces recommandations, le Mali a crée le Centre de documentation et de recherches Ahmed Baba à Timbouctou. Et de poursuivre que si les fonds arabes manuscrits d'Afrique du Nord ont attiré l'attention des chercheurs maghrébins et européens et fait l'objet de collecte, d'inventaires, de répertoires et de catalogues et d'éditions critiques, il n'était pas le cas, malheureusement, des multiples fonds disséminés en Afrique occidentale. Cette région d'Afrique continue de receler des fonds riches inexplorés et dont l'exploration promet des découvertes inattendues de documents portés perdus pendant des siècles. Les catalogues établis jusqu'à présent ne permettent pas de tirer les conclusions définitives sur la vie culturelle dans cette région durant les trois dernières décennies, a fait observer le professeur marocain, estimant que même une étude codicologique n'est faisable tant que les fonds arabo-africains ne sont pas découverts et explorés.