« Comparée à la ferveur des années 70, l'atmosphère actuelle est plutôt morose (...). Il n'y a rien de tel aujourd'hui. » Abdallah Zrika C'est avec désappointement et déception que l'on peut comparer l'époque que nous vivons, aux vingt dernières années du siècle passé. « Les années 70, en particulier, constitueraient une sorte d'âge d'or. Années mythiques, marquées par les manifestes torrentiels de la revue Souffles, que dirigeait le poète Abdellatif Laâbi (...). Les audaces picturales de l'école dite de Casablanca (Farid Belkahia, Mohamed Chebaa, etc.). (...) Années fécondes où la galerie l'Atelier de Rabat servait de lieu de ralliement à des peintres en quête d'eux-mêmes. »(1) L'expérience picturale des dernières décennies du 20ème siècle, se cantonne malheureusement, à digérer l'indigeste. On répète le « déjà vu » des années 60 et 70. Ce « déjà vu » lui-même qui n'a cessé durant des années, et continue encore, à côtoyer ce que l' »Autre » a crépité : un abstrait futile et frivole, repris avec cécité ; un lettrisme emballé dans des contextes nostalgiques et passéistes, auquel on se cramponne toujours, un figuratif mal dit, comme disent les maîtres d'école, et une régénération du naïf. Ce faufilage, en amont et en aval, est un phénomène chimérique de ces derniers temps. On assiste à des « sous-produits » qui calquent, sous une forme ou une autre, d'autres sous-produits. C'est une situation problématique, louche, confuse et ambigüe. Déjà, en 1965, les peintres du « Groupe 65 » tirent la sonnette d'alarme, à travers leur « Position-manifeste », publiée dans la revue Souffle : « Si la confusion règne dans les domaines du cinéma, du théâtre et de la littérature, de la presse, le secteur des arts plastiques n'est pas épargné non plus »(2). Cette situation malaisée que vit le secteur culturel dans sa globalité, se voit s'aggraver depuis la fin des années 80. Ce n'est plus un abîme dans la sphère de notre réalité vécue. Plus que ça, un vécu, un quotidien où la tradition abuse des âmes comme elle dupe les visions. Même les descriptions sont devenues réticentes à ce fait et rien ne surprend. Les prémices de ce malaise ont commencé à émerger depuis les conflits qu'a connus le Moyen Orient, notamment, la guerre civile du Liban et celle de l'Irak – Iran. « Lorsque je lève la tête pour méditer, je sens comme un vertige qui paralyse mes membres. Je ne suis plus capable de traverser les distances qui séparent nos moments vécus des trente dernières années et ce que nous vivons aujourd'hui ». (3) Fort témoignage d'une masse d'intellectuels marocains qui ont accompagné le projet utopique qui visait la modernisation de la culture arabe. Projet d'une « modernité inachevée » (Jürgen Habermas) ! Le problème majeur de la modernité artistique marocaine et arabe en général, est qu'elle restait ancrée aux rivages du patrimoine «Attorat», au moment où la modernité occidentale a relativement rompu avec les traditions esthétiques gréco - latines et l'héritage de l'art classique, quelle jugeait médusés. Je dis bien relativement, car cette modernité n'a absolument pas rompu avec le passé et la tradition, comme on le croyait. Des mouvements artistiques de la fin du 19ème siècle et d'autres du début du 20ème ont pris naissance grâce à une ouverture sur les patrimoines d'autres civilisations non occidentales. Parmi les influences jugées décisives dans la genèse de l'art moderne restent celles de l'Extrême Orient asiatique (Chine et Japon), des arts du monde islamique, de l'Afrique noire et de l'Amérique latine. Les artistes occidentaux découvrent les œuvres de leurs collègues japonais Hokusai (1760-1849), Hiroshigué (1797-1858), Utamaro (1753-1806). Celles de Sesshu (1420-1506) restent « importantes pour comprendre l'art de Van Gogh ». Vers 1911, projetant la rédaction de l'almanach du « Der Blaue Reiter* », Wassily Kandinsky (1866-1944) écrit à Franz Marc (1880-1916) : « J'ai un nouveau projet. Une sorte d'almanach avec des reproductions et des articles... et une chronique. Un lien avec le passé ainsi qu'une lueur éclairant l'avenir, doivent faire vivre ce miroir... Nous mettrons une œuvre égyptienne à côté d'un petit Zeh (nom de deux enfants doués pour le dessin), une œuvre chinoise à côté d'un Douanier Rousseau, un dessin populaire à côté d'un Picasso et ainsi de suite... » Cette période a également connu un intérêt croissant pour les arts du monde islamique. L'attention a été focalisée spécialement sur l'arabesque, la miniature et la calligraphie. Edouard Vuillard (1868-1940), Emile Bernard (1868-1941), Mauris Denis (1870-1943), Pierre Bonnard (1868-1947), Henri matisse (1869-1954), Gustave Klimt (1862-1918), Raoul Duffy (1877-1953)... se trouvaient déroutés par un langage de formes pures, sinueuses et linéaires. Leurs espaces plastiques envahis d'ornements et d'aplats de couleurs, ne signifient que ce qu'ils signifient pour eux-mêmes. Des espaces qui tentent de « rendre au signe et au geste leur autonomie de forme pure ». Pierre Bonnard déclarait : «une peinture doit être un petit monde autonome ». Ce n'est pas par coïncidence si un spécialiste de l'art islamique comme Alexandre Papadopoulo, dans son remarquable ouvrage «l'Islam et l'art musulman» (4), parle lui aussi d'un « monde autonome», propre aux systèmes esthétique de l'art islamique, déviant l'iconoclasme théologique. C'est également ce monde autonome et indépendant qui nous convie à méditer les peintures cubistes, avant même l'expérience abstraite «kandinskyienne». Les peintres cubistes, qui d'habitude, se réfèrent aux arts africains, masques, totems... n'échappent pas eux aussi à cette hégémonie référentielle des productions patrimoniales de l'art musulman. T. Maraini écrit à ce propos : « on oublie qu'après 1910 leurs éléments – rabattus à la surface, imbriqués et construits selon plusieurs points de vue – agissent dans l'espace bidimensionnel comme ces tapis, ces fontaines, ces structures géométriques qui sont représentés vus d'en haut, ou étagés en hauteur et rabattus, dans de nombreuses miniatures arabo-persanes. Regardez à ce propos certaines structures de l'œuvre de Braque » (5). A vrai dire, il est difficile de concevoir un rapprochement de l'espace plastique des œuvres cubistes - établi suivant des conceptions plastiques et des systèmes esthétiques autres - avec celui des miniatures arabo-persanes. L'idée est sujette à une analyse méthodologique et critique plus approfondie. Rajoutons à ces influences la calligraphie, par ses gestes, sa neutralité chromatique, sa philosophie mystico-zen et son soufisme. Elle a été une haleine pour une majorité d'artistes des tendances abstraites qui ont adopté la trace, la gestualité et le lyrisme. A titre d'exemple, citons Georges Mathieu (1921-2012), Franz Kline (1912-1962), Hans Hartung (1904-1989), Pierre Soulages (97 ans), Marc Tobey (1890-1976)... Les artistes de la modernité ont voyagé, à travers leur art et leur esthétique vers un Orient. Certains y ont réellement foulé les terroirs. D'autres ont transcendé cet Orient par leurs rêves et leur inconscient. Ce double voyage reste nécessaire pour saisir la nature de certaines prestances de l'art moderne, ses annexions esthétique et conceptuelle propres à d'autres cultures. « Par le truchement des arts de l'Autre, les peintres ramenaient à la surface des profondeurs de la conscience d'inquiétantes questions sur l'être et le langage »(6). Ainsi on peut comprendre le rôle qu'ont joué ces déplacements dans la genèse de différents mouvements artistiques tels : Arts and Crafts, l'Art nouveau ou jugendstil, le symbolisme, le synthétisme, les Nabis, Der Blaue Reiter ou Cavalier Bleu, le rayonnisme, le dadaïsme et le surréalisme, tout en arrivant aux avant-gardes abstraites. « Vive la beauté de l'Orient » annonçait le manifeste du rayonnisme à Moscou en 1913. Et quelle beauté revendiquons-nous à cette période fervente de slogans avant-gardistes ? C'est certainement cette beauté que découvrit, quarante ans plus tard l'artiste marocain Ahmed Cherkaoui (1934-1967), quand il a visité une exposition du français Roger Bissière (1986-1964). Les artistes de la modernité n'avaient pas cependant l'œil pour voir, mais aussi l'esprit pour comprendre. Beaucoup d'entre-deux étaient influencés par le mouvement théosophique qu'ont développé les pensées orientales. Piet Mondrian (1872-1944), W. Kandinsky, Kazimir Malevitch (1878-1935), Paul Klee (1879-1940) et autres ont élaboré leurs œuvres suivant les retombées de cette philosophie. Qu'en est-il des artistes arabes ? De nos artistes ? On aura la réponse dans le 3ème épisode de notre « modernité endommagée ». * Le Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) est un groupe d‘artistes d'inspiration expressionniste, qui s'est formé à Munich. Ce groupe organise deux expositions (en 1911 et en 1912) et publie un almanach en 1912. Ses acteurs principaux sont Vassily Kandinsky, Franz Marc et August Macke. D'autres artistes comme Gabriele Münter, Heinrich Campendonk, David Burljuk, Alexej von Jawlensky, Paul Klee et Alfred Kubin y ont également participé. Ce groupe est, de peu, postérieur à l'autre grand groupe expressionniste allemand, né à Dresde en 1905 : Die Brücke (Le Pont). (Wikipédia) Adil Hajji, Effervescence créatrice, blocages structurels. Malaise dans la culture marocaine, le Monde diplomatique, Septembre 2000. F. Belkahia, M. Chebaa, M. Melehi - Position 2, Des peintres protestent, p.36, Souffle N° 4, 4ème trimestre 1966. PAPADOPOULO (A.) - L'Islam et l'art musulman. P., Mazenod, 1976. T. Maraini – Ecrits sur l'art, Ed. Le Fennec, Casablanca, 2014. Idem.