Passé le moment de la légitime émotion, Paris transformée en champ de bataille entre Al Qaïda et la France, trois jours durant, étant effectivement un fait exceptionnel, il est peut être temps de laisser la raison reprendre les commandes. Réfléchir posément sur un évènement qui a non seulement secoué la France, mais promet des conséquences en cascade, dont on est encore loin de mesurer toute l'étendue. C'est dans ce sens que dire Paris fût un champ de bataille n'est pas exagéré. L'espace des affrontements réels a été, en effet, démultiplié par la couverture médiatique en directe des faits, l'élargissant à l'ensemble de la planète. Deux combattants opérant en binôme et un autre en franc-tireur on été largement suffisants pour mettre la capitale française en état d'alerte maximum, pendant trois jours, et garder les téléspectateurs à travers le monde en haleine. La guerre de quatrième génération dans toute sa mortelle splendeur. Les services de renseignement et de sécurité français ont-ils failli ? C'est indéniable. Les auteurs des attentats n'étaient pas des inconnus pour les services anti-terroristes. Chérif Kouachi, l'un des assaillants du siège de « Charlie Hebdo », tout particulièrement. Il a commencé par se faire remarquer en 2005, quand il s'était fait arrêté, jugé et condamné pour appartenance à une filiale de recrutements de combattants pour l'Irak. Il avait même figuré, à l'époque, dans un reportage télévisé sur les jihadistes, diffusé sur France 3. En 2011, il se fait encore une fois épingler, avec Amedy Coulibaly, qu'il avait connu en prison, quand ce dernier y purgeait une peine pour un délit de droit commun. Ils avaient tenté, en compagnie d'autres joyeux lurons dans leur genre, de faire évader de prison des détenus jihadistes, dont Smaïn Aït Ali Belkacem, l'un des responsables d'un attentat dans une station RER, en 1995 à Paris. C'est dire qu'ils jouaient déjà dans une catégorie supérieure par rapport à leurs débuts. Au cours de cette année, les services de renseignement américains ont signalés à leurs homologues français que Chérif avait séjourné au Yémen, ou il a été initié au maniement des armes, d'après le « Washington Post ». Selon le journal français « Le Figaro », qui a publié un article fort détaillé à ce sujet, c'est au courant de l'année écoulée que Chérif a cessé d'être surveillé par les services centraux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), produit d'une fusion de la DST et des RG. Cette mission a été confiée à un service local, qui ne semble pas s'être acquitté proprement de sa tâche. Faire des reproches aux agents des services de renseignement et sécurité français serait profondément injuste. Ceux d'entre eux partis à la retraite, qui ne sont donc plus tenus par le devoir de réserve, ont passé ces dernières années à crier à qui veut bien les entendre, à travers blogs et forums spécialisés, que les jihadistes de retour du Proche Orient allaient forcément poser problème, que leur surveillance pose la question du volume des effectifs disponibles pour ce faire, que les moyens alloués, ayant fondu avec l'austérité, ne sont pas suffisants pour se montrer à la hauteur des nouveaux défis... La guerre de quatrième génération, qui allie, entre autres, les techniques de la guerre asymétrique à celle de l'information, à travers une exploitation judicieuse des médias, ne demande que peu de moyens de la part de ceux qui la mènent, mais d'énormes efforts à consentir de la part de ceux qui doivent s'en défendre. Deux combattants opérant en binôme, pour pouvoir se couvrir mutuellement, quelques fusils mitrailleurs Kalachnikov, un lance-roquette et les munitions qui vont avec, plus faciles à se procurer en France qu'on n'aurait pu le croire, des cagoules, une voiture... et la guerre peut commencer ! Ce qui fait d'une simple attaque armée une « guerre » ? La couverture médiatique, qui en amplifie les dimensions, plongeant des centaines de milliers, voir des millions, de téléspectateurs en plein cœur de l'action. Pistolet contre fusil mitrailleur A moins d'avoir anticipé le coup pour pouvoir mener une opération préventive, il est bien difficile d'arrêter des jihadistes entraînés, armés et déterminés, une fois lancés. Ce ne sont pas des policiers de quartier comme le défunt Ahmed Mrabet qui pouvaient stopper les frères Kouachi. Ni la policière, encore en cours de formation, Clarissa Jean-Philippe, qui pouvait faire face à Amedy Coulibaly. Inutile de préciser que l'arme de poing réglementaire de la police française, un semi-automatique 9mm parabellum, passe pour un joujou face à un fusil mitrailleur qui crache en rafale des balles de calibre 7,62. D'une certaine manière, le commando de Paris a été plus « productif » que ceux de Mumbai, en Inde, en 2008, et ceux de Naïrobi, au Kenya, en 2013. Avec un effectif beaucoup plus réduit, il a pu produire un impact médiatique aussi important que ceux des « collègues » jihadistes précités. Selon diverses sources, ils seraient près d'un millier de jihadistes français à combattre en Irak et en Syrie, dont une partie sont déjà rentrés au pays. Autant de frères Kouach potentiels, qui attendent l'activation de leurs cellules dormantes pour entrer en action. Combien d'entre eux sont placés sous surveillance effective et combien d'autres sont négligés ? Certains hommes politiques français ne semblent percevoir la question de la sécurité qu'à travers le prisme électoral de la lutte contre l'immigration clandestine, la délinquance dans les banlieues défavorisées et le grand banditisme, qui semble de retour dans l'hexagone. Le travail des agents du renseignement, écoutes, filatures, analyses, est plus difficile à comprendre, plus ingrat. Il l'est d'autant plus quand les hommes politiques qui sont aux commandes ont une vision comptable de la politique de sécurité. La France s'est également privée de sources de renseignement importantes, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, en sabotant ses relations avec des pays comme le Maroc ou la Russie. Le Maroc est engagé frontalement depuis des années dans la lutte contre le terrorisme jihadiste et l'efficacité de ses services de sécurité n'est plus à démontrer. Les Espagnols n'ont eu, d'ailleurs, qu'à se féliciter de la coopération active entre leurs services anti-terroristes et ceux du Maroc. Quand à la Russie, elle a littéralement mené une guerre ouverte contre le séparatisme jihadiste tchétchène et accumulé, de ce fait, un savoir-faire certain dans la lutte contre le terrorisme jihadiste. De toute manière, le mal semble encore plus profond que ça. Il faut garder en mémoire que les services de renseignement américains et quelques uns de leurs homologues européens ont bel et bien prévenu la France qu'un attentat de grande ampleur était en cours de préparations sur son sol. En vain ! Dysfonctionnements dans le circuit de diffusion de l'information en interne ? Insuffisance de personnel pour le traitement des données recueillies ? Défaillance de coordination entre différents services ? Heureusement, en tout cas, que les agents du GIGN et du Raid savent encore faire correctement leur travail. Plus que de simples manquements dans le fonctionnement des services de sécurité français à corriger, c'est une véritable révolution culturelle que les hauts responsables chargés de la gestion des services de sécurité doivent opérer, en commençant par eux-mêmes. Les organisations terroristes jihadistes ont adopté une structure plus fonctionnelle qu'hiérarchique, avec des cellules disséminées à travers le monde et jouissant d'une large autonomie d'action, mais opérant en réseau, en exploitant au mieux les nouvelles technologies de l'information. Les services de sécurité spécialisés dans la lutte anti-terroriste ne peuvent que s'adapter à cette nouvelle donne, en étant aussi efficaces au niveau organisationnel le plus basique qu'en matière de coopération avec les pays alliés. Les défaillances avérées des services de sécurité français ne doivent toutefois pas être l'arbre qui cache la forêt. Le choix politique de l'austérité, avec son lot de coupes budgétaires affaiblissantes, est pour beaucoup dans ce genre de ratés. Ainsi qu'une drôle de conception des Droits de l'homme, qui met criminels et terroristes une marche plus haut que leurs victimes réelles et potentielles.