Diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, Docteur de l'université Paris-IV Sorbonne, comparatiste et traductologue, Abdelhaï Sadiq enseigne à la faculté des lettres de Marrakech. Il est auteur notamment de «Protest song marocaine : Nass el Ghiwane» (2006). Dans l'entretien suivant, il donne quelques indications sur le travail de réflexion autour du legs du groupe de musique. L'Opinion: Comment l'idée est venue tout au début d'entreprendre ce travail de traduction des chansons de Nass el Ghiwane en trois langues ? Abdelhai Sadiq: Après avoir réalisé plusieurs traductions des chansons du groupe Nass el Ghiwane en français, je me suis rendu compte que certains de ces textes ont une portée humaniste et universelle et ne peuvent plus être cantonnés à être écoutés dans leur langue d'origine ou lus uniquement en français. J'ai alors proposé de faire l'expérience de les traduire en anglais et en espagnol. L'entreprise ne fut pas sans difficultés. Il n'en demeure pas moins que l'expérience est à mon sens une réussite. Aussi, par ce moyen, le chant ghiwanien acquiert une nouvelle dimension, celle de donner à un plus large public la possibilité de mieux connaître l'univers du ghiwanisme marocain. Autre point non moins important, et c'est l'une des visées de l'ouvrage, est de créer chez le lecteur marocain, qui connaît parfaitement les grands standards du groupe Nass el Ghiwane, le sentiment d'intégrer une universalité qui ne vient plus de l'autre mais qui émerge du terroir proprement afro-marocain. L'Opinion: Quelles difficultés principales rencontrées pour traduire des paroles de chansons inscrites dans le registre de poésie de culture orale ? Abdelhai Sadiq: A vrai dire, les difficultés rencontrées ne sont pas d'ordre sémantique, mais résident dans le fait que nous avons affaire à de la poésie chantée. Du reste comme je l'explique dans un chapitre de l'ouvrage, la question qui se posait est de savoir comment garder l'écho cantologique de l'original avec toute sa charge à la fois protestataire et musicale. Notre parti-pris, en tant que traducteurs, est de travailler les textes tout en écoutant les chansons. Plus encore, le processus traductif s'est effectué de l'arabe vers le français et l'espagnol, ensuite du français vers l'anglais et l'espagnol. Ceci a donné lieu à des discussions assez âpres pour tenter de trouver le mot juste qui puisse rendre la polyphonie de la poésie orale chantée. L'Opinion: A partir de quels critères s'est opéré le choix des 21 chansons de Nass el Ghiwane sur un répertoire qui en compte une centaine? Abdelhai Sadiq: La carrière du ghiwane s'étale sur plus de quarante ans et la discographie comporte 21 albums en comptant le dernier « Al Baraka » qui n'est pas encore sur le marché. Le choix des 21 chansons fut sincèrement subjectif. J'ai toutefois essayé de proposer une chanson ou deux par Album afin de montrer l'évolution de l'écriture ghiwanienne et la diversité des thèmes traités par le groupe. Je signale que l'ouvrage comporte également 22 autres chansons traduites uniquement en français. L'Opinion: Quelle part y a-t-il entre le processus créatif de réappropriation du patrimoine aïta, malhoune, gnaoui et l'écriture de paroles de chanson inspirée de ce patrimoine ? Abdelhai Sadiq: L'écriture ghiwanienne tant poétique que musicale fait la part belle au patrimoine cantologique marocain, et les références aux fondamentaux musicaux (aïta, melhoun, cérémonial gnaoui) sont plus qu'évidentes. Je crois même que c'est l'élément qui a fait le succès musical du ghiwane en tant que groupe mais également en tant qu'individualités, chacune porteuse de son héritage musical d'où la complémentarité entre les cinq puis les quatre membres du groupe. L'Opinion: Comment d'après vous se sont articulées la nostalgie et la contestation politique et sociale dans les chansons des Nass el Ghiwane ? Abdelhai Sadiq: A vrai dire le schéma protestataire du ghiwane recourt à un savant dosage entre plusieurs éléments. Mais si on prend uniquement le registre de la nostalgie, celle-ci n'est pas uniquement verbale, elle est fondamentalement musicale. L'auditeur se trouve être face à deux niveaux d'écoute, le premier niveau se fonde sur l'invective et la mise à l'index des inégalités et de l'injustice. Le deuxième niveau est de l'ordre du détournement des rythmes et mélodies qui n'opèrent plus comme du folklore mais se trouvent être, par de nouveaux arrangements et répartitions vocales, le moyens d'interroger la mémoire collective.