Après ses essais « Les Voix de Khaïr-Eddine » (Ed. Bouregreg, 2007) et « Au Fil des livres, chroniques de littérature marocaine de langue française » (Ed. Séguier / La Croisée des Chemins, 2011), Abdellah Baïda vient d'innover une fois encore, en ajoutant à son registre littéraire son premier roman, « Le Dernier Salto » (Ed. Marsam, 2014). Un travail qui démontre une certaine maturité, car, si les travaux précédents étaient essentiellement des études consacrées à des récits que l'auteur avait aimés et avec lesquels il établissait une sorte de dialogue, en faisant ce saut périlleux, ce salto dans la création, il donne sa version des faits, crée un univers romanesque en faisant usage de certaines techniques du genre et, surtout, d'une sensibilité aux sonorités des mots et aux arrangements des phrases. Pour certains, le roman d'Abdellah Baida et au même titre que les productions récentes de Youssef Wahboun, Boutaina Azzami, Mamoun Lahbabi, Baha Trabelsi, Lamia Berrada Berca ou Hicham Tahir, fait partie de cet envol que connait actuellement la littérature marocaine. Comme dans « Le Dernier tango » ou « le Dernier métro », deux célèbres films qu'on ne présente plus, « Le Dernier Salto » est un titre qui, par sa musicalité, peut évoquer une belle histoire d'amour ou une romance, comme il peut par ses mots suggérer une fin spleenétique, voire tragique. Tout y est fugace. Le temps est instable et l'humeur des personnages très changeable. La frontière entre le mal et le bien, la joie et le malheur, le réel et le virtuel, reste mince. Tout n'est que jeu de mots, péripéties et...Saltos. Un Salto qui constitue le fil d'Ariane du roman et vers lequel semble régulièrement revenir l'auteur, comme pour marquer un temps d'arrêt, se ressourcer, et décider des futurs Saltos à entreprendre. « Saltos », non linéarité et rapidité du temps, péripéties... sont là pour donner au roman son rythme. Et les focalisations internes permettent au lecteur de ressentir les ambitions des personnages, leurs angoisses ou leurs dégoûts. « L'homme est un rêveur incorrigible. Chacun de nous espère réaliser un rêve ou même plusieurs. Les scènes de la vie du protagoniste ou des personnages qu'il croise que j'ai présentées sont justement celles qui correspondent à ces tentatives de réaliser un rêve fou. Ceci peut consister en la réalisation d'une chose qui paraitrait banale, comme le salto, mais ce qui compte c'est ce qu'elle représente pour celui qui nourrit ce rêve. Le roman met en scène également toutes les entraves qui pourraient empêcher la réalisation d'un rêve ; certaines conditions dans lesquelles nous vivons actuellement au Maroc, comme dans toutes les sociétés en mutation, peuvent briser des rêves comme elles peuvent les stimuler. » Certaines histoires vécues par Baida traversent son roman. Mais l'auteur semble n'en prendre de la réalité que ce qui est utile à son œuvre et qui soit à même de l'aider à parfaire son travail minutieux et esthétique. Et si l'on se contente d'une lecture au premier degré, ce livre ne serait autre que l'histoire d'un protagoniste qui a toujours rêvé de réaliser un saut périlleux. Ce salto, emblème du défi aux pesanteurs, ne sera atteint qu'à l'ultime moment d'une existence. Le dernier instant d'une vie est aussi idéal pour revisiter un pan du passé et tenter d'y saisir les variations du salto aussi fugaces soient-elles. La vie d'un rêveur peut être celle de toute une société en mutation. Une gageure : empoigner l'insaisissable et nommer l'innommable. Figer le furtif, le décrire, l'étaler et montrer sa beauté et sa laideur. Mais au-delà des multiples Saltos et au-delà de tout rêve, ce qui compte pour l'auteur c'est ce que cela représente pour celui qui nourrit ce rêve. Le roman met en scène toutes les entraves qui pourraient empêcher la réalisation d'un rêve ; certaines conditions dans lesquelles nous vivons actuellement au Maroc, comme dans toutes les sociétés en mutation et qui peuvent briser des rêves comme elles peuvent les stimuler. Il y a un regard porté sur la condition humaine et qui, bien que parfois teinté d'humour, souligne le combat et l'acharnement de l'être humain. Bien qu'explicite, certains n'ont pas hésité à faire le lien entre le roman d'Abdellah Baida et d'autres romans comme « Le rouge et le noir », « Les égarements du cœur et de l'esprit »... Dans « le rouge et le noir », Stendhal se sert de l'histoire d'amour entre Julien Sorel et Mme de Rénal pour nous introduire dans l'univers fermé de la classe bourgeoise et aristocrate. Le lecteur est informé sur leurs us et coutumes à mesure que le jeune homme progresse dans son ascension sociale et à en multiplier les découvertes et les expériences. Dans « Les égarements du cœur et de l'esprit », Crébillon use du même stratagème : la beauté et la séduction d'un chérubin qui profite de son atout majeur, pour multiplier les conquêtes et les aventures. Mais, si pour le lecteur au premier degré, les auteurs ne parlent que de séduction, pour le lecteur averti Il y a une ascension sociale qui se trame en arrière-plan. Et au fur et à mesure de son accomplissement, il y a une description minutieuse des nouveaux univers et des nouvelles classes côtoyées par les protagonistes. On est informé sur la séparation des classes, leurs codes... La guerre qui ravage le pays et la réaction de chaque classe face à cette épreuve, la réaction des femmes devant la rareté des hommes, partis au front...Et sans cette lecture au second degré, on risque de passer outre, toutes ces descriptions historiques, sociales, économiques, religieuses, philosophiques, anthropologiques, esthétiques...que l'auteur cherche à nous communiquer à travers ses héros et ses « fictions ». Tout au long de son roman, Abdellah Baida s'est distingué par un style qui a maintenu avec brio l'attente et toute l'attention du lecteur en éveil. Un bon rapport à la langue, aux mots et à l'univers qu'il a mis en place Abdellah Baïda est chercheur en littératures, écrivain et critique littéraire, agrégé de lettres et titulaire d›un doctorat en littérature et culture maghrébines, francophones et comparées. Il est actuellement professeur à l›Université Mohammed V de Rabat. Il a publié divers travaux portant sur plusieurs aspects des littératures de langue française. Abdellah Baïda anime régulièrement des rencontres avec des écrivains francophones et publie dans la presse des chroniques portant sur les nouveautés littéraires. Un grand Bravo à l'Association Mazagaô pour cette louable initiative.