Kébir Mustapha Ammi, natif de Taza en 1952 et résident en France, est actuellement en tournée au Maroc. Une rencontre-débat avec lui est prévue ce samedi 15 mai à 16h à l'Institut français de Rabat (Salle Gérard Philippe). C'est l'occasion pour (re)visiter l'œuvre de cet auteur à multiples facettes. Les deux derniers romans de Kébir Mustapha Ammi, «Le ciel sans détours» et «Les vertus immorales» publiés respectivement en 2007 et 2009 aux éditions Gallimard, ont eu un accueil favorable et une assez bonne diffusion au Maroc. Je remonte donc un peu plus loin dans le temps pour me pencher sur cet excellent roman qui n'a pas eu la chance de trouver beaucoup de résonances dans notre pays : «Apulée, mon éditrice et moi» (Ed. de L'aube, 2006, 191 pages), ce titre original à trois termes et au ton badin annonce déjà tout un programme. Entre le premier chapitre intitulé «Un autre destin» et le dernier qui lui fait écho avec un titre bien expressif, «Un destin trouve sa route, un livre s'accomplit», le cheminement est ponctué d'humour, d'anecdotes, de réflexions et de tâtonnements d'un écrivain coincé entre les attentes de sa délicieuse éditrice et le mirage d'un héros insaisissable. Exploiter une personnalité réelle dans une fiction n'est pas un sujet nouveau dans l'œuvre de Kébir Ammi. L'auteur a déjà mêlé son imaginaire au vécu de Saint-Augustin, il a réalisé une magistrale plongée dans la vie du grand mystique Hallaj et il a présenté à sa façon l'histoire de l'émir Abdelkader. Toutefois, avec Apulée, la démarche est différente puisque l'auteur au lieu de livrer le fruit de sa recherche au lecteur, il l'entraine avec lui dans sa quête. Il annonce son projet : «Je parlerai avec les fantômes, avec les morts, avec les souvenirs, avec mes lectures, avec mes amis… Je me battrai pour donner un visage à Apulée» (p.96). Un va et vient entre passé et présent, des espaces réels et d'autres mythiques, des moments d'enthousiasme et d'autres de découragement. Bref, le lecteur est embarqué dans cette «folle tentation de faire le portrait d'un homme qui a vécu il y a près de … deux millénaires» (p.17). L'histoire met alors en scène le travail de l'écrivain en train de tenter de réaliser ce projet. Les promenades parisiennes du narrateur et ses conversations avec son éditrice sont l'occasion de faire revivre cet Apulée insaisissable. Ces déambulations qui conduisent le protagoniste jusqu'aux Etats-Unis permettent aussi, régal pour les amoureux des belles lettres, de faire surgir des visages familiers : Barthes, Valéry, Bianciotti, Montaigne, Sénèque, Flaubert, Pouchkine, Borges, etc… Ces fantômes envahissent le quotidien de l'auteur et c'est au prix d'un effort surhumain qu'il lui arrive d'être capable de dire : «Dormez en paix Apulée, Nisard, Richelieu !… / La vie continue» (p.29). Dans sa quête, l'écrivain pose la douloureuse question de la mémoire, les aberrations des frontières entre les pays du Maghreb tout en gardant un vif humour, parfois caustique, avec un brin d'érudition mais le ton demeure toujours enjoué.La machinerie littéraire est démontée, caricaturée et interrogée. L'auteur n'hésite pas à faire le grand écart entre les époques présentant, par exemple, «Apulée en Léonardo di Caprio» ! «Apulée ne peut plus exister que dans les mots» (p.90) affirme le narrateur-écrivain qui convoque la littérature pour créer son univers car comme il l'atteste : «les livres ne sont rien que le patrimoine de l'humanité entière. La littérature n'est pas un jardin privatif. Et encore moins une chasse gardée. C'est un champ libre. Un terrain où l'on peut butiner, se nourrir en cueillant comme on veut. A ce jeu, Apulée est sans conteste un maitre» (p.150). Kébir Ammi aussi ! L'auteur a réalisé un savant mélange entre les références littéraires et les êtres de fiction. Des personnages haut en couleur : cette éditrice à la fois Muse et spectre ; Omar, l'homme qui «sait tout sur Apulée» et qui rêve depuis longtemps que quelqu'un écrive sur ce fils de son pays ; le douanier libyen hilarant dans son rôle de bureaucrate abruti et abrutissant… Kébir Ammi a réussi ce tour de force qui consiste à écrire sur ce type appelé Apulée, déniché du fin fond de l'histoire de cette terre numide, avec un style truculent et vivant mêlant l'érudition et le badinage. L'éditrice qui avait commandé cette «biographie» ne peut qu'être satisfaite du résultat.