La médina de Salé, malgré son passé riche de mille ans d'Histoire, la qualité de ses monuments bien conservés et l'importance du tissu urbain ancien dont elle regorge avec des ruelles labyrinthiques, n'a pas connu le phénomène « gentrification », c'est-à-dire l'installation d'habitants de situation sociale aisée en signe de nouvelle vie dans une agglomération paupérisée, comme signalé dans le livre « Médinas immuables ». Dans ce livre, Mekki Zouaoui, économiste, montre par le menu, sur la base d'une étude statistique étalée sur trente ans, de 1971 à 2000, comment la médina de Salé a perdu de son patrimoine immatériel en se vidant notamment des ses anciens habitants et de ses artisans. Ceux-ci représentaient pas moins de 30% des activités économiques au sein de la cité intramuros en 1971 avec 632 unités pour n'être plus que 320 unités en 2000, soit 12% du total d'activité économique. Le commerce est devenu l'activité prépondérante en total monopole. Le rythme de fermeture des ateliers d'artisans est très élevé, soit en moyenne 11 unités qui ferment chaque année durant la même période de l'étude. Parmi les métiers les plus touchés, il y a la tapisserie et le tissage qui formaient le noyau dur de l'artisanat slaoui. En trente ans, les ateliers de tisserands sont passés de 173 unités en 1971 à seulement 11 unités en 2000. La même situation pour les unités de menuiserie qui sont passées de 124 unités à 60 en 2000. Seule la confection traditionnelle a pu résister à l'érosion. Les artisans disparaissent par extinction (manque de relève) ou en délocalisant l'activité vers d'autres quartiers. Au total, c'est une part de l'identité de la médina qui disparaît. La question c'est comment faire revivre la médina ? La gentrification serait-elle la solution ? Des signes se profilent peut-être avec l'installation de quelques maisons d'hôtes. Le projet de Bouregreg devrait bénéficier à la médina au lieu de lui tourner le dos, comme le constatent jusqu'à maintenant maints observateurs. La gouvernance et la nécessaire revalorisation du patrimoine sont parmi les points importants à retenir pour faire de la cité un pôle d'attraction. « Plus que des réalisations physiques, il faut des outils de gestion, de sensibilisation et de conseil des citoyens et de promotion de tout ce qui fait de la médina un espace urbain unique et irremplaçable : un véritable atelier de la médina que la ville a été incapable de concrétiser en dépit des multiples recommandations formulées depuis plus d'une vingtaine d'années » (Mekki Zouaoui « Dynamique socio-économique dans une médina non « gentrifiée » : le cas de Salé ». Ce sont des questionnements similaires qui reviennent dans le témoignage de Nabil Rahmouni, architecte-urbaniste qui avait travaillé en tant qu'architecte municipal de la ville de Salé de 1984 à 1989 et qui participe en tant qu'acteur associatif (Association Sala al Mostaqbal) et en tant que consultant (coordinateur du projet Montada Euromed Héritage) à la sauvegarde du patrimoine de la médina de Salé. Entretien : L'Opinion : Est-ce que les données de votre travail dans l'ouvrage « Médinas immuables » et qui porte sur des dates de 2000 et 2009 ne sont pas dépassées ? Nabil Rahmouni -A ma connaissance non, car une nouvelle enquête vient d'être réalisée qui confirme bien la tendance et les mêmes données rapportées dans l'ouvrage. C'est-à-dire que la population de la médina de Salé continue à diminuer pour arriver aujourd'hui à 31.200 habitants environ. Ceci est général pour l'ensemble des médinas du Maroc. Et puis le projet de Bou Regreg ne s'ouvre toujours pas sur la médina ! Pour cette dernière question, des associations ont rédigé un courrier adressé au chef du gouvernement retraçant leurs remarques quant au projet d'aménagement de la vallée du Bou Regreg. A ce propos, un point positif qu'il s'agit de relever, c'est l'apport du Tram qui procure aux habitants et aux touristes un moyen de desserte de la médina de Salé, simple, confortable et pas cher. Il faut signaler qu'en dehors du tram, il est très compliqué de rejoindre Salé à partir de Rabat ; les petits taxis de Rabat ne peuvent desservir Salé et vice vers !! Je pense que cela est une aberration dans le schéma de transport de la wilaya. Les maisons d'hôtes sont présentes et travaillent actuellement dans la médina en attendant de pouvoir être reconnues. Les maisons d'hôtes qui ont ouvert effectivement dans la médina sont au nombre de huit. Comme je l'ai déjà signalé dans l'étude de ce livre collectif, les maisons d'hôtes opèrent et à travers le web, elles ont leurs clients par Internet, disposent de sites Internet officiels et sont dans les circuits. L'Opinion : - Quand on parle de baisse démographique dans la médina de Salé, cela peut étonner dans la mesure où la baisse est observée dans des médinas à l'occasion de déplacements de population logeant dans des constructions menaçant ruines ou autre, ce qui n'est pas le cas de Salé? Nabil Rahmouni -Il y a eu un déplacement de population en 2013, mais concernant très peu de familles. Ces familles viennent d'être relogées hors de la médina. Mais, en réalité, ce qui a vidé la médina de Salé ce sont surtout les départs de familles vers d'autres quartiers mieux équipés et desservis. Cela s'est fait de manière volontaire du fait que les conditions de logement ne les satisfaisaient pas, cet habitat ne correspond plus à ce qui est demandé par des personnes ayant bénéficié d'une certaine promotion sociale. Il n'est pas pratique pour eux d'habiter la médina à cause de l'absence de parking pour la voiture, absence de crèches, d'écoles privées à proximité, d'équipements de santé, équipements culturels etc. D'autres médinas marocaines comme Marrakech sont devenues centrales, il fait bon y vivre, on quitte les autres quartiers pour venir vivre dans une maison ancienne réhabilitée (Oudayas). Ça n'a pas été le cas pour Salé. C'est tout le contraire qui s'est passé. L'Opinion : - Bien qu'elle ne soit pas aujourd'hui investie par des étrangers, la médina de Salé avait été dans le passé habitée par des étrangers comme vous le notez. Nabil Rahmouni -Il y avait eu une communauté française et européenne habitant à l'intérieur de la médina pendant la période du Protectorat parce qu'il y avait intra muros des terrains libres avec beaucoup de jardins maraîchers pouvant accueillir de nouvelles constructions et que l'extramuros n'existait pas. Ils ont donc réalisé des bâtiments à l'intérieur des remparts. Des administrations et des logements ont été construits à l'intérieur de la médina dont la maison du Résident, devenue par la suite, après l'indépendance, la résidence du Pacha avant d'être transformée il y a une quinzaine d'années en centre culturel. Il y avait aussi la Poste, le Marché municipal, le quartier Habous, l'Ecole Lalla Asmae, etc. Contrairement à d'autres villes marocaines, il n'y a pas eu vraiment de création d'une ville nouvelle européenne à Salé pendant le Protectorat, exception faite tardivement des quartiers Rmel et Pépinière. Salé n'était pas une ville où les Français voulaient s'investir du fait de la proximité de Rabat comme capitale. L'Opinion : - La présence de Rabat est-elle la seule explication de l'absence d'une ville nouvelle européenne à côté de la médina? -Il y a sans doute aussi, en plus de cela, le caractère propre de la médina de Salé, sa population était connue pour son attachement à la tradition, à la religion, et aussi son caractère très prononcé pour la résistance, c'est la ville de Saïd Hajji, Abderrahim Bouabid, Boubker Kadiri, Maaninou, la famille Benaboud et bien d'autres éminentes personnalités. On peut dire que le caractère de résistance a milité pour une certaine mise à l'écart qui s'est malheureusement poursuivie après l'indépendance jusqu'à aujourd'hui. L'Opinion : - Une résurrection de la vieille ville est-elle possible ? Nabil Rahmouni -En tout cas, les conditions matérielles existent ; si une volonté commune de l'ensemble des responsables et de la population se concrétise et milite pour la réhabilitation de cet espace exceptionnel, c'est du domaine du possible. De plus, l'espace de la médina de Salé est bien conservé relativement par rapport à d'autres. Elle possède une structure traditionnelle de ville arabo-musulmane authentique avec des ruelles hiérarchisées commerciales et résidentielles, comme c'est le cas pour les médinas les plus importantes du Royaume, à savoir Fès et Marrakech. Ce n'est pas un hasard si des maisons d'hôtes cherchent à s'y installer malgré les difficultés administratives et la proximité de Rabat. L'Opinion : - Finalement pourquoi la médina de Salé n'a pas eu sa part du phénomène de « gentrification » ? Nabil Rahmouni -Je pense que c'est à cause du déficit d'image dont cette ville souffre. Savez-vous que jusqu'à quelques années Salé ne figurait dans aucun circuit touristique ? Il n'y a pas le moindre dépliant sur Salé. Comme si cette ville n'existait pas ou n'avait jamais existé, comme si elle était rayée de la carte touristique. C'est ainsi que l'administration a largement contribué à aggraver le déficit d'image de la ville. A telle enseigne que lorsqu'on visite Rabat, on n'a pas idée d'aller faire un tour du côté de Salé. Salé ne figure donc sur aucun circuit touristique. Même après le constat de ce déni de justice, l'administration en charge du département du Tourisme n'a jamais publié à ce jour un guide touristique sur cette médina. Dans la ville, il n'y a aucun kiosque pour informer ou fournir des renseignements aux touristes nationaux et étrangers. Même les gens qui montrent de l'obstination n'osent pas. Les conditions ne sont pas requises, ne sont pas réunies. De plus, le complexe des potiers a été décentré loin de la médina. La société civile a publié des livres de vulgarisation relatant l'histoire de la ville et a réalisé une carte de la médina exécutée en céramique colorée. Elle est implantée non loin de la porte de la médina Bab Sidi Sidi Bouhaja. L'administration et l'Agence Bouregreg n'ont pas donné suite aux propositions pour poursuivre le travail de signalétique. L'Opinion : - Vous parlez du changement négatif an sein de la médina à cause de la spéculation avec ces anciennes maisons démolies pour en construire d'autres semblables au type de bâtisse des quartiers non réglementaires. Pouvez-vous expliquer comment cette dérive a pu avoir lieu et combien représente ce tissu urbain défiguré par rapport à l'ensemble ? Nabil Rahmouni : - C'est un phénomène qui s'est déclenché avec la multiplication des masures qui tombaient en ruine dans les années 1980 et s'est poursuivi durant la décennie quatre-vingt-dix. De petits promoteurs ont commencé à rentabiliser leurs activités grâce à la reconstruction à la place des anciennes maisons effondrées de nouvelles bâtisses de plusieurs étages avec de petits appartements exigus sans respecter le type de constructions anciennes. Cette activité de mutation du tissu ancien représente aujourd'hui quelque chose comme 10% du total. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est bloquer ce mouvement qui défigure et dénature l'âme de la médina. L'Opinion : - Pensez-vous qu'il y a possibilité de changement dans le sens positif ? Nabil Rahmouni -Il y a cinq ou six ans, un intérêt certain a été manifesté par l'administration; la préfecture avec la commune et l'ensemble des départements concernés, ont mis au point un programme de réhabilitation mais le temps passe et rien encore ne se profile à l'horizon. Le premier colloque soulevant la problématique de requalification de la médina a été organisé par la société civile en 1986. Depuis, il y a certes une prise de conscience, la commune a commencé à acquérir les foundouqs et programme nombre de travaux de mise à niveau, la préfecture a entamé des études de mise en valeur de la corniche et nombre de projets intéressants. L'agence d'aménagement de la vallée du Bou Regreg a restauré une partie des murailles, Al Omrane a réalisé une étude sur les constructions menaçant ruine et des aides sont prévues pour la restauration des anciennes bâtisses. Mais notre ennemi principal c'est le temps, le problème c'est qu'il faut aller vite, nous avons pris beaucoup de retard. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est mettre en place une structure spéciale de gestion pour la médina pour coordonner les interventions des différents départements, et lui donner de vrais moyens d'agir. L'Opinion : - Si la tendance à la baisse démographique au sein de la médina de Salé a été si importante, cela s'est-il répercuté sur les prix du loyer et des maisons ? Nabil Rahmouni -Je ne pense pas. Ce qui a été noté récemment avec le lancement du projet Bou Regreg, c'est une euphorie soudaine avec l'augmentation du prix des maisons. Le prix du mètre carré a dépassé soudain les 15.000 dh. Mais ce n'était que temporaire, car l'euphorie est tombée par la suite. La superficie de la plupart des maisons de la médina varie entre cinquante et cent mètres carrés. Mais il y a des maisons spacieuses de six cents mètres carrés et plus comme les maisons historiques des familles Naciri, Aouad, Kettani, Sbihi, Hajji, Alaoui, Hihi, Zouaoui, Belcadi, etc. La plupart de ces grandes maisons sont presque inoccupées. Il s'agit là d'un patrimoine historique à sauvegarder et à reconvertir. L'Opinion : - En tant qu'architecte-urbaniste, quelles sont les mesures réglementaires auxquelles sont assujettis ceux qui veulent restaurer des maisons? Est-ce qu'il est interdit de construire selon les normes traditionnelles sous prétexte de respecter une réglementation parasismique? Nabil Rahmouni -Les mesures réglementaires ne suffisent pas, il est nécessaire de mettre à disposition des personnes désirant restaurer des maisons traditionnelles, des artisans en mesure de réaliser ces travaux dans les meilleures conditions. Peut-être aussi mettre sur pied un centre de formation et d'encadrement des artisans, orienté vers la restauration des constructions traditionnelles qui travaillerait en coordination avec la structure de gestion de la médina. Jusqu'à dernièrement, seule la construction en béton armé pouvait être qualifiée de parasismique si elle obéissait à certaines règle (RPS 2000) ; mais une nouvelle étude est en cours pour rendre possible ce qualificatif aux techniques de constructions traditionnelles.