Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Mehdi Lahlou, professeur d'économie à l'Institut National de Statistique et d'Economie Appliquée : « Dans tous les cas de figure, il ne peut pas y avoir de développement pour le Maroc sans développement de la zone subsaharienne »
Mehdi Lahlou est professeur d'économie à l'Institut National de Statistique et d'Economie Appliquée (Insea, Rabat). Spécialiste des questions de Migration internationale, des rapports Maroc-Union européenne, des politiques sociales et de lutte contre la pauvreté et de la question de l'eau. Il est Membre-fondateur en 2001 de l'Université du Bien Commun (Bruxelles) et de l'Université Ouverte Migration Droits de l'Homme et Développement. Il est l'auteur de plusieurs travaux/contributions sur les thèmes de l'Emigration/immigration, de l'éducation et de l'emploi, de la pêche maritime, de la gestion de l'eau et du réchauffement climatique, etc..... - Vous évoquiez dernièrement la réalité des chiffres qui montrent la relative importance de la présence des étrangers au Maroc ? Que doit-on comprendre ? -Il y a un peu plus 3,5 millions de Marocains qui vivent à l'étranger. Par contre les étrangers qui vivent au Maroc peuvent être globalement estimés entre 120 et 150 mille personnes. En comparant le nombre de Marocains à l'étranger et le nombre d'étrangers au Maroc on peut voir la très grande disproportion qui les caractérisent. Les étrangers vivant dans des pays comme l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne ou la France représentent pour chacun de ces pays entre 8 et 11% de la population globale. Chez nous lorsque vous divisez 120 ou même 150 milles personnes sur 34 millions d'habitants vous avez une proportion qui ne dépasse pas les 0,4%. De ce fait nous ne sommes absolument pas dans la situation des pays européens, soit celle de pays d'accueil. Maintenant, il est vrai que pays de départ qu'il est depuis bien longtemps (trop longtemps !), de transit qu'il est devenu depuis la fin du siècle dernier, le Maroc deviendrait très lentement et progressivement un pays d'accueil. Il reste donc que, au-delà du buzz médiatique, au-delà de ce qu'on en dit la presse marocaine, la réalité du terrain figure bien dans les chiffres dont je viens de vous parlez. - D'aucuns focalisent sur les moyens limités d'un pays comme le Maroc pour accueillir une grande communauté étrangère ? -Il s'agissait pour moi d'abord de présenter une image, la plus proche possible de la réalité, de ce qui se passe actuellement sur la scène migratoire marocaine, c'est pourquoi je dis simplement voilà les chiffres tels qu'ils ressortent de la réalité migratoire que nous vivons, il reste à chacun de les interpréter à sa façon. Les medias sont appelés à présenter les chiffres et les données effectives d'abord, pour éclairer l'opinion publique. Après libre à tout observateur et/ou responsable d'en faire l'analyse et l'interprétation qu'il veut. Mais cette interprétation sera d'autant plus crédible qu'elle se fondera sur des données de terrain vérifiables et indiscutables. Maintenant, il est évident que le Maroc est un pays en voie de développement, c'est-à-dire un pays relativement pauvre par rapport notamment à la France ou à l'Espagne ou à l'Italie, même en crise. Il est classé, ne l'oublions pas, au 130ème rang selon l'indice de développement humain que produit annuellement le PNUD. Toutefois, le fait est que nous n'avons sur notre territoire que 150 mille étrangers (dont 51 mille étaient considérés comme résidant régulièrement au Maroc selon le recensement général de la population de 2004, le dernier en date). Pour les Européens en situation irrégulière ils semblent, d'une certaine façon, plus tolérés par les pouvoirs publics marocains (et la population) du fait qu'ils n'ont rien trouvé à redire sur la présence irrégulière d'Espagnols, de Français, d'Italiens ou d'Anglais, qui entrent librement sur le territoire national et sont généralement assimilés, a priori, à des touristes. Par contre les mêmes pouvoirs publics (et différents médias) réagissent jusqu'à aujourd'hui avec beaucoup d'appréhension et parfois bien mal vis-à-vis des migrants des pays du Sud du Sahara, plus ‘'visibles‘', et qui ne se trouveraient chez nous que pour travailler ou partir ailleurs. Voilà la situation, à la fois les chiffres et l'interprétation brute que je fais de la réalité migratoire actuelle au Maroc. - Quelles mutations a connues la réalité migratoire au cours des dernières années ? -Il n'y a pas de mutations profondes. Ce qu'il y a, ce sont des évolutions en surface, surtout depuis 2008 avec la crise dans la zone euro. Ainsi, beaucoup de Marocains qui résidaient notamment en Espagne et en Italie ont commencé à rentrer (pour un temps !) au Maroc parce qu'ils ne peuvent plus vivre décemment dans ces pays notamment en raison de l'augmentation du chômage qui les affecte (le taux de chômage est aujourd'hui en moyenne de près de 26 % en Espagne, et ce pourcentage dépasse les 55 % parmi certaines populations migrantes, dont la marocaine). De l'autre côté, il y a des Espagnols, des Français, des Italiens et d'autres encore, qui ont commencé à venir chez nous parce qu'ils ont considéré qu'il y a des possibilités d'emploi et de vivre autrement que chez eux en Europe. Ce sont notamment des retraités français plus particulièrement et aussi des travailleurs espagnols ou italiens qui profitent du vide de la législation marocaine, de l'absence de contrôles et du fait qu'un visiteur européen lorsqu'il vient chez nous est rarement considéré comme un migrant en quête de travail mais plus souvent comme touriste qui nous apporte des ressources en devises ‘'dont nous avons besoin''. Comme il n'y a pas de contrôles effectifs sur ce qu'ils sont ou ce qu'ils font, comme la législation les concernant est floue, ils s'installent en restant au Maroc au-delà des 90 jours normalement permis à un visiteur non soumis à visa d'entrée. Ceci dit, ils sont les bienvenus, mais cela doit se faire, de part et d'autre, selon des procédures et des règles identiques pour tous, soit pour tous ceux qui viennent au Maroc, que ce soit d'Afrique subsaharienne, d'Europe ou d'ailleurs. - C'est là une migration conjoncturelle dirait-on ? -Comme la migration marocaine en Europe était supposée également conjoncturelle. En réalité ces types de situation qui commencent de façon impromptue ou conjoncturelle, ou parfois même accidentelle, peuvent durer, mais cela n'est pas plus grave que ça. Encore une fois, à la condition que la norme légale en la matière soit connue et respectée. - En tant que spécialiste du champ migratoire, en soi la migration est-elle en soi positif pour un pays ? -La migration est toujours positive pour celui qui migre comme pour les pays de départ ou d'accueil. Un pays qui reçoit des migrants constitue pour ceux-ci une opportunité nouvelle d'enrichissement et de sécurité, ce qui devient relativement rare en Afrique. La migration est globalement une grande chance et le Maroc est bien placé pour le savoir et le reconnaitre et pour le dire parce que les migrants marocains transfèrent au pays annuellement l'équivalent de 7 et 8 % de son revenu national (soit, en moyenne, près de 55 milliards de Dh au cours des dernières années). S'il n'y avait pas de migrants marocains à l'étranger, le Maroc n'aurait pas trouvé, par exemple, de quoi financer une très grande partie de ses importations de biens et services, et aurait vu sa balance des paiements encore plus déséquilibrée qu'elle ne l'est devenue aujourd'hui. - Qu'en est-il de la réalité de la migration pour le Maroc en tant que pays d'accueil ? -En tant que pays receveur la migration est également utile. Si les Espagnols viennent ici et trouvent un emploi c'est parce qu'il y a des opportunités de travail dans certains secteurs, or ces opportunités ne seraient pas saisies ou connues par des Marocains. Par contre si les Marocains pouvaient occuper certaines fonctions ou détenaient certaines compétences demandées par le tissu économique national, il est évident que des ressortissants étrangers auraient du mal à trouver des emplois dans le même champ d'activité. Mais les Espagnols ou les Italiens ou les Français sont parfois plus ‘'employables ‘', y compris en étant plus mobiles, et s'orient aussi vers des secteurs d'activité où les Marocains semblent disposer de compétences moindres. En faisant cela ils s'enrichissent eux-mêmes parce que souvent ils travaillent avec des salaires supérieurs à ceux qui sont reçus par les Marocain, mais en travaillant de la sorte, ils contribuent aussi au relèvement à leur niveau - toutes proportions gardées, puisqu'il faut toujours se rappeler que les effectifs concernés sont réduits - de la richesse globale produite au Maroc. - Quelles nationalités sont les plus importantes en nombre? -Cela change continuellement, l'émigration n'est pas statique, elle varie de période en période. Maintenant ce qu'il faut relever c'est que depuis un certain temps il n'y a pas eu d'étude à grande échelle pour savoir ce qui se passe. Et je pense que par ailleurs le ministère marocain de l'Intérieur doit avoir des informations. Mais le fait est que le ministère publie très peu de chiffre sur le sujet alors que normalement il doit disposer d'un Observatoire de la migration, tel que prévu par la Loi de 2003. Or jusqu'à aujourd'hui on ignore ce que cet Observatoire fait, comment et par qui il le fait. Et tout se passe comme si la loi de 2003 n'a jamais existé. Or il existe une loi qui définit un cadre relativement avancé aussi bien sur le plan juridique que celui du traitement humain de la migration des citoyens du Sud du Sahara, mais cette loi semble être mise sous silence aujourd'hui comme si elle n'existait pas. Maintenant ce qu'il faudra ajouter à cette loi comme amendement c'est l'évocation des migrants venus d'Europe, ce que la loi de 2003 ne prenait pas en compte pour la simple raison que cette migration n'existait pas à ce moment-là, et également une référence claire et évoluée au droit d'asile, y compris pour accueillir dignement de citoyens venus de zones de guerre civile ou de grands troubles politiques et sécuritaires comme la Syrie, la Libye ou l'Irak. - Vous ne pensez pas que la migration des ressortissants des pays de l'Afrique de l'Ouest vers le Maroc est de nature à favoriser une véritable coopération Sud-Sud ? -Jusqu'à présent en tout cas cela ne s'est pas vérifié. Ainsi il n'y a pas eu l'éclosion d'une politique migratoire et/ou de co-développement entre le Maroc et le Sénégal, le Mali ou la Côte-d'Ivoire par exemple. Il n'y a pas eu de conventions spécifiques entre ces pays et le nôtre. Et par ailleurs il faut le dire ou le redire : nous avons des liens historiques, politiques, culturels, humains et sociaux très anciens avec des pays comme le Sénégal, la Guinée (Conakry), le Mali ou le Niger. Vis-à-vis de ces pays le Maroc n'impose pas de visa, comme c'est le cas vis-à-vis de la Côté d'Ivoire ou encore de la Tunisie. De même les Marocains sont libres de visiter et même de s'installer dans ces pays. Evidemment la liberté d'installation des Marocains dans ces pays suppose également la réciprocité, c'est-à-dire que les citoyens de ces mêmes pays puissent normalement s'installer au Maroc. Ce que d'ailleurs certains font à travers des activités commerciales (comme c'est la cas de nombreux Sénégalais ou Maliens, par exemple) ou à travers les études, le Maroc recevant dans ses écoles (publiques et privées) près de 10 mille étudiants venus de pays d'Afrique du Sud du Sahara. - Par contre, il y a des contacts avec des pays davantage qu'avec d'autres comme c'est le cas du Sénégal. -Tout simplement parce que nous avons des conventions anciennes avec ce pays en termes d'installation et de réciprocité. Les Sénégalais ont une maison pour eux qui leur avait été offerte par feu Mohammed V à Fès. Les Sénégalais, comme des Guinéens, des Maliens ou des Nigériens, lorsqu'ils vont à la Mecque passent par Sidi Ahmed Tijani à Fès. Avec la visite dernièrement du Roi Mohammed VI au Mali nous voyons que le Maroc continue à aller dans le sens de l'accueil, notamment en promettant de recevoir cinq cents imams en formation. Certes, on aurait voulu aussi qu'on reçoive pour les former plus d'étudiants en médecine, en informatique, en architecture ou en ingénierie. Maintenant on commence par les imams, plus tard, mais très vite, on devrait arriver à la formation de cadres en plus grand nombre dans divers domaines d'activité, dans divers secteurs de production. La société africaine a besoin d'imams, bien sûr, comme de prêtres et d'autres médiums religieux, mais elle aujourd'hui un besoin urgent de développement économique et social, de paix et de stabilité. - Au niveau juridique vous évoquiez un déficit en matière d'accords entre le Maroc et les pays d'Afrique de l'Ouest... -Pour l'instant il n'y a pas d'accords sur les politiques migratoires, sur la manière de faire face à la migration irrégulière par exemple. Il n'y a pas d'accords sur le retour des migrants, qu'on qualifie d'accords de réadmission. Il n'y a pas non plus de conventions sur la gestion des transferts d'argent réalisés par les migrants vers leurs pays pour faire en sorte que ces transferts coûtent moins cher et servent effectivement au développement de chacun des pays concernés. -La réalité est donc en déphasage avec les lois... -La législation n'a pas encore accompagné la réalité dans le domaine migratoire en ce qui concerne les rapports entre le Maroc et les pays de l'Afrique de l'Ouest, et au-delà du reste de l'Afrique (puisque nous recevons des migrants y compris de pays comme la Namibie ou les 2 Congo). Lors des événements que nous avons relevés au cours de l'année en cours, on s'est rendu compte que les mêmes évènements se sont déjà produits au cours de l'été et de l'automne 2005 quand des migrants ont tenté de passer la frontière des présides de Sebta et Méllilia occupées au Nord du Maroc. En 2005 on avait constaté que c'était un peu dans la précipitation que les autorités sénégalaises et maliennes ont été impliquées – suite à la demande pressante des Espagnols - dans le rapatriement chez elles de leurs citoyens. Les faits se répètent mais le volet législatif et opérationnel ne suit pas (alors même que le Maroc avait promulgué une loi pertinente en 2003, la fameuse loi 02/03, toujours évoquée et rarement tout à fait appliquée). -Chaque fois on pensait peut-être que c'est passager... -Ceux qui pensaient ainsi étaient dans l'erreur et ceux qui persistent à penser ainsi sont toujours dans l'erreur. Le temps passe et on voit qu'il ne s'agit pas d'événement conjoncturels mais plutôt de faits qui structurent des relations entre pays, le comportement d'une population et qui par ailleurs forment aujourd'hui des éléments structurels et structurants de la relation économique, politique et sécuritaire qui lie le Maroc à l'Union Européenne. Aujourd'hui vous ne pouvez plus trouver d'accords ou de conventions conclus entre le Maroc et l'Union Européenne sans qu'on n'évoque la question de l'émigration. Vous ne trouverez plus d'accord entre le Maroc et la France, l'Espagne ou l'Italie sans que quelque part il y ait une référence implicite ou explicite à la question migratoire. - Dans les accords avec l'Union Européenne, qu'est-ce qu'il y a comme solutions pour aider au développement des pays du Sud ? -Déjà aider au développement du Sud c'est aider à nous développer nous-mêmes. Dans un article publié au cours des dernières années par l'OCDE, j'avais évoqué ce que j'ai appelé la « triangulation de l'aide », c'est-à-dire que dans un pays comme le Mali, les Marocains et les Français peuvent contribuer aux actions locales de développement ; les Marocains, en apportant des ressources humaines et leurs technicité et savoir-faire dans un certain nombre de domaines notamment l'agriculture, le tourisme et la gestion de l'eau, les Français en apportant leur aide financière et également leurs compétences humaines et savoir-faire technique. De leur côté les Maliens doivent être disposés à aider pour cela en facilitant, entre autres, la mise en place d'un cadre politique adéquat avec sécurité et stabilité. Ce qui peut se faire au Mali peut se faire dans d'autres pays comme la Côte d'Ivoire, le Cameroun, le Sénégal ou le Burkina-Faso, pour ne citer que ces pays. Or jusqu'à aujourd'hui l'Afrique subsaharienne reste la chasse gardée de la France seule, en y mettant de moins en moins de ressources, puisque elle-même en dispose de moins en moins pour sa propre relance. Jusqu'à aujourd'hui aussi le Maroc continue à hésiter à s'impliquer davantage dans ces pays notamment pour la raison qu'il y a un manque de stabilité et de sécurité et pour la raison aussi que les investissements des Marocains dans ces pays ne sont pas garantis par une intervention forte de l'Etat marocain. Dans tous les cas de figure, il ne peut pas y avoir de développement pour le Maroc sans développement de la zone subsaharienne et la sortie de crise de différents pays de l'Union européenne ne peut pas se faire sans un partenariat économique fort et équilibré avec le Maghreb, et le Maroc notamment, et les pays du sud du Sahara.